NQL : Vous travaillez à la conception d’un dictionnaire du rap : pourquoi ?
Quand on se passionne pour l’histoire de la langue française, toutes les facettes de la langue sont à étudier. Or, la langue des jeunes, qui reprend souvent celle du rap, est beaucoup plus riche qu’on ne l’imagine, et les mots utilisés par les rappeurs ont souvent une longue histoire. Peu de lettrés connaissent cette histoire, parce qu’ils n’écoutent que rarement du rap ; et des mots comme boloss, seum, blerni, dawa, enjailler, bando, leur sont étrangers. Mais sitôt qu’ils sont confrontés aux textes des rappeurs ou au langage des jeunes, ils prennent vite conscience que s’y cache une richesse lexicale insoupçonnée. C’est en fait dans le cadre de la chronique quotidienne « Doc Dico et les mots du rap » sur Mouv’ – avec l’idée, poussée par Radio France, d’écrire un dictionnaire du rap avec Pascal Céfran – que j’ai découvert à quel point cette langue était riche. Et combien en raconter l’histoire intéressait chacun, à commencer par les jeunes, tout aussi soucieux que les « anciens » de connaître en profondeur les mots qu’ils utilisent. Il faut aussi le souligner : dans les années 1970, on chantait en anglais ; or, depuis les années 1990, c’est en français que le rap s’exprime, même s’il comporte quelques mots anglais, proportionnellement très peu. Avec des mots qui ont, plus qu’on ne l’imagine, de belles histoires.
NQL : Un exemple ?
Un morceau de rap qui a eu un beau succès s’intitule « Le bando, dans le bando », un mot qui semble étranger et qui pourtant nous renvoie à la longue histoire de la langue française. Rappelons que celle-ci est née en fait d’une centaine de mots gaulois, de beaucoup de mots latins (à 90 %) et d’un millier de mots germaniques, ce qui a abouti en 842 aux serments de Strasbourg, rédigés dans notre plus ancien français. Ensuite, on a bénéficié d’emprunts : un tout petit peu de normand, puis, à partir du ixe siècle jusqu’à aujourd’hui (via le rap), de beaucoup de mots arabes, la langue arabe constituant en effet notre troisième langue d’emprunt, puis de l’italien et enfin de l’anglais.
Que signifie « On est dans le bando » ? En gros, on est ensemble, en banlieue. En fait, il faut remonter au mot germanique ban entré en français au ixe siècle, signifiant le « pouvoir », assimilé au seigneur. Ce ban est à l’origine de la bannière, de l’expression convoquer le ban et l’arrière-ban, du mot banlieue (étymologiquement « à une lieue du ban ») et du forban (« celui qui est exclu du ban »). Sans oublier le four banal, le « four appartenant au seigneur du ban » et loué aux paysans dépendant du ban, four identique pour tous et donc sans originalité, « banal », au sens courant du terme. Et puis, surtout, il y a eu l’expression à ban donné (« donné au ban », en somme « laissé seul devant le ban »), formule qui a abouti à abandonné en un mot (« laissé seul »), passé en anglais, abandonned. Le mot a alors été associé à abandonned house (« maison abandonnée »), rapidement un squat et le rendez-vous de jeunes. Passé aux États-Unis, abandonned house a été abrégé en bandonned house et, en toute fin, en bando, influencé par ailleurs par l’espagnol contrabando (« contrebande »). C’est ainsi que le mot bando s’est installé dans la langue. Joli parcours !
Raconter les mots du rap, c’est tout simplement faire entrer dans l’histoire d’une langue, donner le goût de la profondeur sémantique des mots. Mieux les maîtriser, comme un membre de sa famille dont on connaît le passé. En écrivant Nos ancêtres les Arabes, paru en mars dernier chez JC Lattès, je n’ai pas eu d’autre but : rappeler que notre langue est riche de ses emprunts et qu’il est bon d’en connaître tous les constituants, une connaissance à mon sens propice à l’harmonie.
[Jean Pruvost, professeur d’université émérite, est lexicologue. Il donne quotidiennement plusieurs chroniques de langue radiophoniques, notamment sur les noms propres des villes à France Bleu et sur les mots du rap à Mouv’, où il est « Doc Dico ». Prix de l’Académie française pour Les Dictionnaires français, outils d’une langue et d’une culture (Ophrys, 2007), il est aussi l’auteur de Nos ancêtres les Arabes. Ce que notre langue leur doit (JC Lattès, 2017).]
La Nouvelle Quinzaine Littéraire
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