Comme le montre Daniel Heller-Roazen, la fonction des poèmes les plus anciens était certainement sacrée, langue secrète de castes sacerdotales ou prières, langue des dieux. Mais ces « langues obscures » sont aussi tous les jargons, langues spécialisées ou secrètes, comme celui des voyous que Villon utilisa dans quelques ballades. En poésie, tout peut se mêler.
« J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues », affirmait Rimbaud à la fin d’Une saison en enfer. « J’inventai la couleur des voyelles ! – A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. – Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rythmes instinctifs, je me flattai d’inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l’autre, à tous les sens. Je réservais la traduction. / Ce fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges. » C’est l’« alchimie du verbe ».
Dans leur récente anthologie de la poésie française des cinquante dernières années, Un nouveau monde[1], Yves di Manno et Isabelle Garron ont construit un récit qui permet au lecteur novice de se repérer dans les évolutions de la poésie d’aujourd’hui, qui passe souvent pour « illisible ». Le lecteur doit fournir des efforts, apprendre à lire. Nombre d’auteurs accompagnent leurs volumes de poèmes d’essais explicitant leurs intentions. Ils peuvent aussi évoquer les autres pour parler d’eux-mêmes : Christian Prigent, dans La Langue et ses monstres, étudie Antonin Artaud, Jude Stefan, Bernard Noël… À propos de Valère Novarina, il souligne « l’expérience d’une liberté radicale : celle qu’on prend avec le lien de base, le lien de langue, dans la langue elle-même[2] ».
Philippe Lacoue-Labarthe, traduisant et commentant deux poèmes de Paul Celan, constate que « le poème est solitaire » : « Il n’y a la poésie, la poésie n’advient ou n’a lieu, chaque fois par conséquent remise en cause, que comme l’événement de la singularité[3]. » Lire le poème, comme l’écrire, c’est bien une expérience radicale et autre.
Le philosophe Alain Badiou le confirme : « Le poème se donne comme une chose de langue, qu’on rencontre à chaque fois comme un événement[4]. »
Les titres obscurs, ou opaques, peuvent agir comme repoussoir pour une partie des lecteurs. Mais ils peuvent aussi intriguer et attirer les aventureux. Chez Caroline Sagot Duvauroux, nous trouvons : ’J, Hourvari dans la lette, Aa, La Tuade, Atatao, Vol-ce-l’est, Köszönöm. Chez Patrick Wateau : Docimasie, Ingrès, Abruption, Cargneule, Hécatonomie, Recès ou Frontiés.
La poésie est paradoxale : elle doit atteindre – toucher d’une évidence espérée – et surprendre. En un détour personnel, le poète soustrait la langue à son usage ordinaire, la réinvestit, la désoriente, parfois : sa voix singulière s’élève et fait entendre le secret et la clarté, si étroitement unis qu’elle éveille celui qui l’entend : « Terre en vue : la langue bat », écrit Caroline Sagot Duvauroux, mots déplacés en bout de ligne, en italique, cœur suscité pour lire l’énigme d’une cadence rythmique inédite et majeure, l’île aperçue de loin qui sauve. La langue de Caroline Sagot Duvauroux charrie des cailloux, des mots butés qu’on prononce en bégayant. Aa, c’est bien l’alphabet poétique originel qu’il faut réinventer, la langue singulière promise : « Mais c’était. Dans toute parole, une part oraculaire ne dit pas, ne cache pas, fait signe. »
L’énigme révélée est ainsi posée : « logos et tohu et bohu » forment une esquisse en deux pôles, la voie pour le poème qui, en sa « folle allure », s’ouvre à une lecture neuve. Souscrire à cette épreuve sans renoncer : charbons ardents, à traverser, le poème existe, il ne se refuse pas, nous pouvons approcher son mystère.
« Oui, le poème est d’abord cet unique fragment de parole », souligne Alain Badiou, « un point d’arrêt », un poing fermé dont le sens reclus se conquiert. Le lecteur suit son chemin.
Point de langue univoque, le poète choisit de rendre à la langue son point limite, sa force augurale, qui nous échappera, si l’effort de lecture, qui peut être aussi adhésion immédiate, est écarté. Il faut accepter de se perdre, consentir au désordre d’une révolution dans et par la langue.
L’obscurité peut naître d’un sens ignoré ou oublié. C’est le cas de l’un des titres de Patrick Wateau : Personnier. Comme le cendrier contient des cendres et l’herbier des herbes, le « personnier » contient-il des personnes ? Tout un déploiement s’opère à partir de ce nom dérivé, qu’il s’agit de définir ; le livre explorera des pistes : la personne se réduit-elle aux os, muscles, vaisseaux, nerfs, tendons… ? Car, si l’individu est indivisible, qu’en est-il de la personne ? Est-elle un masque, comme le veut son étymologie ? La matérialité tangible de ce masque peut se diviser. On peut enlever certaines parties de la personne (ou les remplacer : « cœur foie cœur / greffe ou greffe »). D’ailleurs, les parties commencent à dysfonctionner du vivant de la personne, avant de s’arrêter puis de disparaître. Ce qui dure le plus longtemps, ce sont les os. Mais eux-mêmes finiront en poussière. En ce néologisme, les fondements d’une poétique (terrible parfois, car la mort, issue de tout, retentit aussi dans la base du nom).
Ici, le poète emploie le lexique spécialisé de la médecine (« érythrocytes », « forcipressure ») ou de l’imprimerie (« cassetin », « déchard »). Les termes décrivant l’anatomie et le texte sont très précis. Le corps et le poème sont pareillement blessés ou défaillants. On y trouve aussi des greffes d’organes ou de mots, qui font des « hommes-arrhes », promis par morceaux au néant, dans une danse macabre parfois ricanante.
Dans le poème « Créance et requérisme » réapparaît l’idée de dette pour ce corps qui ne nous appartient déjà plus. Le second nom du titre, un néologisme semble-t-il, est formé sur le verbe « requérir ». Le poème commence ainsi :
« Qui a hurlé sa tête en sang
y hante ainsi la perte
le reste
pays d’aucune langue
à laquelle pour leur tour
les dites choses appartiennent
mises comme dessus
reçues dans le casier des têtes »
Le « pays d’aucune langue » est celui des morts. Le « casier des têtes » peut faire penser aux boîtes à chefs, où l’on plaçait les crânes des morts et que l’on alignait dans certains ossuaires de Bretagne. « Histoire lieu et temps // chaque lettre en son cassetin », prévenait le livre en son début. Ainsi vont de même les caractères de l’imprimeur, en divers corps, et les éléments anatomiques pour composer, décomposer et recomposer.
Le poème dont nous avons cité le début finit ainsi :
« Qui ne rotule ni terre couverte
rien que le corps n’ensevelisse
La chose rien
le mot souillé
quand une chose ressasse son pourri »
Dans la langue du poème, un nom comme « rotule » peut devenir verbe. La logique commune peut s’inverser : ce n’est plus la terre qui ensevelit tout, c’est le corps. Le corps de la lettre ou celui de l’homme ? L’homme ensevelit les mots qu’il « ressasse ». Comme l’écrit Christian Prigent à propos de Christophe Tarkos, « ce pouvoir qui revient sans cesse inquiéter l’idylle ahurie entre choses et langues, ça s’appelle peut-être “poésie”[5] ».
L’énigmatique expérience de vivre offre au poème toutes ses singularités. Sur ce terrain instable, les langues obscures cachent et révèlent, s’ouvrent ou se refusent, chantent et déchantent, entre flamboiement et cendres.
[1] Yves di Manno et Isabelle Garron, Un nouveau monde. Poésies en France (1960-2010), Flammarion, coll. « Mille & une pages », 2017.
[2] Christian Prigent, La Langue et ses monstres, P.O.L., 2014.
[3] Philippe Lacoue-Labarthe, La Poésie comme expérience, Christian Bourgois, 2004.
[4] Alain Badiou, Que pense le poème ?, Nous, 2017.
[5] Christian Prigent, op. cit.
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