Véronique Bergen : Jean-Claude Milner, vous posez deux gestes très forts : vous enserrez la séquence révolutionnaire entre juillet 1789 et le 11 septembre 2001, et soutenez que la fin de la croyance révolutionnaire permet de déchiffrer l’événement sans le mythe. Pouvez-vous déplier ces deux gestes et développer en quel sens l’achèvement de la croyance révolutionnaire ne signe pas l’obsolescence de la révolution comme idée, comme pratique ?
Jean-Claude Milner : Ne confondons pas séquence et croyance. La séquence de la Révolution française se clôt, selon moi, en 1799, avec l'affirmation prononcée par le Consulat : « La révolution est terminée ». La croyance révolutionnaire commence au XIXe siècle et domine le XXe. Tout événement important est alors rapporté directement ou indirectement à l'idée de révolution, soit qu'il y fasse obstacle soit qu'il l'accélère. Peu de gens nieront que se soit produit un événement majeur le 11 septembre 2001. Mais à aucun moment, semble-t-il, l'idée de révolution n'a été invoquée pour rendre compte de ce qui s'était passé. Il y a là une rupture. Bien entendu, personne ne peut prédire que jamais plus le mot de révolution n'aura de sens ; mais, s'il fait retour, ce qu'il désignera ne ressemblera pas du tout ou très peu aux révolutions de la croyance. Si elle advient, la révolution prochaine surprendra.
V. B. : Peut-on établir une filiation entre deux phénomènes de dissipation du sens d’un nom : la perte du sens du nom de « roi » lorsque la révolution française éclate dans les faits et dans ce que vous appelez les « corps parlants » ; la dévitalisation du nom de « révolution », dont le marqueur est le 11 septembre 2001 ?
J.-C. M. : Je ne crois pas à une filiation spécifique. Ces deux pertes de sens ont suivi des voies différentes. Le nom de roi se vide définitivement avec la fuite de Varennes : un roi traître à son peuple était impensable et littéralement monstrueux. Le nom de révolution se vide progressivement ; aucun événement particulier n'est la cause déterminante de son épuisement. Sauf pour les individus, mais cela relève des biographies personnelles.
V. B. : Une des chevilles ouvrières de votre essai est le principe d’exclusion que vous posez : si la révolution française est une révolution, les révolutions russe et chinoise n’en sont pas et vice versa. On aboutit au paradoxe suivant : ce que la croyance révolutionnaire pose comme caractères permettant de dire qu’on a affaire à une révolution ne convient pas à la révolution française ; or, dépoussiérée de ces « mythèmes », la seule révolution à pouvoir revendiquer le nom de « révolution » est la révolution française. Pouvez-vous décliner la manière dont vous avez fixé une morphologie de la geste révolutionnaire à partir de la morphologie des contes de Vladimir Propp ?
J.-C. M. : Pour faire l'histoire d'une croyance, il faut se fier aux croyants. Ceux-ci en l'occurrence n'ont cessé de s'exprimer. Les révolutions du XXe siècle ont parlé d'elles-mêmes, en usant d'une langue doctrinale commune : le marxisme-léninisme. Non seulement leur histoire événementielle mais aussi l'image qu'elles ont d'elles-mêmes permettent de dresser une morphologie. Aux révolutions victorieuses, on peut ajouter les révolutions vaincues. La croyance ne transige pas : les défaites sont censées provenir du fait qu'on n'a pas respecté la morphologie nécessaire ; symétriquement, les victoires illustrent la morphologie.
V. B. : La césure que vous dessinez entre révolution française et révolutions russe, chinoise, cubaine, a pour enjeu la question du réel au sens de Lacan. La grandeur de la révolution française est d’avoir touché un point de réel, pris le risque d’avancer entre savoir et non-savoir. Instruites par le savoir du marxisme (le schème de la lutte des classes), les révolutions russe et chinoise auraient raté la rencontre avec un point de réel, ne visant que la réalité du pouvoir. Pouvez-vous revenir sur la distinction lacanienne entre réalité et réel et la manière dont vous l’avez mise au travail ?
J.-C. M. : Telle que je l'ai comprise, la distinction lacanienne pose la question de la continuité et de la consistance. La réalité se compose de représentations consistantes et de récits continus. Le réel, en revanche, fait irruption ; il « dé-consiste » et « dis-continue ». Le marxisme, à cet égard, se dédouble. D’une part, il pose des instances de rupture : la force de travail, qui brise la consistance du marché du travail, la lutte des classes, qui brise la continuité sociale, mais, d'autre part, il fait de la force de travail la clé de la consistance capitaliste, il érige la lutte des classes en principe général de toute historicité possible. La révolution elle aussi est biface : elle rompt le cours des choses, mais en même temps obéit aux lois d'airain que le savoir marxiste a établies. Le marxisme est donc écartelé entre réel et réalité. Entre les mains de Lénine, la dimension de réalité l'emporte ; plus que le marxisme de Marx, le marxisme-léninisme devient savoir-faire et se transforme en manuel de la prise de pouvoir.
V. B. : Vous analysez la conception de la cyclicité des régimes politiques telle que Polybe l’a posée. La pensée du retour cyclique des régimes n’octroie à la révolution que le rôle d’une étape intermédiaire entre deux régimes stables. Pouvez-vous détailler en quoi Robespierre reste fidèle au canevas de Polybe, en quoi seul, peut-être, Saint-Just le conteste ? Pouvez-vous exposer comment le « polybisme » et la croyance révolutionnaire professée par Lénine et Mao poursuivent paradoxalement le même objectif et aboutissent à l’abolition de la révolution (sa confiscation par le savoir chez Lénine et Mao) ?
J.-C. M. : Robespierre ne cesse de penser à la fin de la révolution ; on a pu soutenir que le 8 Thermidor il préparait la fin de la Terreur. En tout cas, son dernier discours rappelle que cette fin et le retour d'un régime constitutionnel sont politiquement nécessaires, même s'ils sont retardés par les circonstances (guerre extérieure et intérieure). Cette hâte répond à la conception de Polybe : la révolution n'a pas de contenu propre, elle est seulement un intervalle de conflit, dont les caractères dépendent du régime qui va suivre ; à trop durer, elle menacerait la politique. Saint-Just semble avoir conclu à l'inverse que la révolution moderne devait durer et produire d'elle-même son contenu propre. On pourrait parler de « révolution créatrice ». Il est frappant qu'il croie à l'existence d'un homme révolutionnaire, distinct du citoyen ; cela suppose un régime révolutionnaire autonome, qui s'ajoute aux régimes classiques (monarchie, aristocratie, démocratie). Robespierre ne conçoit pas cela.
Lénine et Mao vont suivre Saint-Just : ils agissent comme s'il devait exister un État révolutionnaire dont la loi de permanence soit le changement. Il est vrai que Lénine ne s'exprime pas dans ces termes, mais Mao, au moment de la révolution culturelle, y recourt presque explicitement.
Reste une différence majeure avec Saint-Just : pour ce dernier, celui qui engage une révolution doit se comparer à l'explorateur qui découvre une contrée inconnue. Tout savoir antérieur est alors aboli. Inversement, Lénine et Mao prétendent détenir un savoir des révolutions possibles. Pourtant, la révolution est censée transformer la réalité. D’où une contradiction, qui va éclater au grand jour lors de la révolution culturelle chinoise : il faut un savoir de ce que nul n'a encore connu. La contradiction se résout en un seul être parlant ; le savoir des révolutions se confond avec le savoir intime de ce guide suprême. Le culte de la personnalité honore l'Unique qui toujours-déjà sait ce que personne ne sait encore. Lénine abhorrait ce culte, mais il l'a rendu possible ; quant à Mao, il est au sens propre le Grand Timonier. Ses certitudes incessamment changeantes tiennent lieu de carte de navigation.
V. B. : Vous dites que la révolution française se tient au carrefour de deux événements souvent tenus pour antithétiques : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la Terreur. Vous débroussaillez le nom de « Terreur » en séparant les massacres commis par la foule de l’instauration légale de la guillotine visant à mettre fin à la terreur des masses. N’est-il pas problématique de déclarer non politique la violence populaire, et politique l’acte de la Convention montagnarde, de Robespierre ? La politique ne s’identifie-t-elle pas alors au pouvoir, n’est-elle pas confisquée par l’État détenteur du monopole de la violence légitime ?
J.-C. M. : Selon Hannah Arendt, la politique commence avec le refus de mettre à mort son adversaire politique. J'adopte cette position. Elle ne touche en rien la question de la peine de mort, qui ne concerne pas un adversaire, mais un condamné. Vous dites que je tiens la Terreur pour une politique ; il faut être plus précis. Premièrement, la Terreur affirme se situer du côté du droit pénal, non du côté du débat politique. Elle fait de la mise à mort la sanction d'une condamnation prononcée par un tribunal. Les guillotinés ne sont plus des adversaires, mais des coupables. Deuxièmement, je sais très bien que la confusion s'est installée d'emblée, puisque les Girondins, puis les dantonistes, puis les hébertistes, ont été condamnés pour des crimes qui ne sont rien d'autre que des opinions politiques. Dans les faits, Robespierre met à mort ses adversaires : il s'excepte donc de la politique. On peut admettre que les circonstances de guerre requièrent cette exception. Elle demeure néanmoins. Il n'est donc pas exact de dire que je déclare politique l'acte de la Convention montagnarde.
Quant aux massacres de septembre 1792, ils sont la négation de toute politique possible. Les victimes sont tuées non pour ce qu'elles ont fait (les tueurs n'en savent rien), mais pour ce qu'elles sont, et la foule a décidé, du seul fait qu'elles étaient emprisonnées, qu'elles étaient des adversaires de la Révolution. Une multiplicité d'êtres parlants qui trouve son unité dans la mise à mort d'autres êtres parlants cesse d'être une multiplicité d'êtres parlants. Elle devient chose létale. L'expression « violence populaire » masque le réel de l'événement : la corruption du peuple en foule.
De manière générale, tout prouve que Robespierre, interprétant Montesquieu, avait raison : il y a des choses que le peuple ne saurait faire lui-même sans se corrompre et qu'il doit laisser à ses représentants. Rendre la justice, exercer le châtiment, en font partie au premier chef.
V. B. : La perspective révolutionnaire reste-t-elle vivace, à l’ordre du jour à l’heure d’un néolibéralisme mondialisé ? Le Printemps arabe, par exemple, témoigne-t-il d’une nouvelle forme de révolution (mais qui a échoué à s’inscrire dans la durée, à construire son après-soulèvement) ?
J.–C. M. : On en revient à la relation entre révolution et croyance révolutionnaire. Bien que la croyance révolutionnaire soit obsolète, le mot « révolution » la réveille encore chez certains. C'est l'illusion des amputés. Il faudrait des événements d'une force suffisante pour que le mot recouvre son indépendance. Le Printemps arabe n'a pas eu cette force. Qui plus est, je m'interroge. Pour la première fois dans l'histoire, le marché est véritablement mondial ; est-ce que cela n'implique pas la réciproque ? Si oui, tout ce qui est mondial s'inscrit dans la forme marchandise. Mais alors le monde est d'emblée une catégorie néolibérale et d'emblée une catégorie contre-révolutionnaire. On a longtemps cru que la révolution devait se penser à l'échelle du monde. Il est possible que monde et révolution soient exclusifs l’un de l’autre.
V. B. : Le problème majeur des révolutions n’est-il pas celui que Sartre ou Badiou ont interrogé, le passage d’un point d’exception, de ce que Sartre appelle un groupe en fusion à l’inscription de la rupture dans le temps ?
J.-C. M. : C'est sûrement un problème des révolutions telles que la croyance nous a appris à les penser. Mais à présent il faut tout reprendre. Quoi qu'il en soit, la position de Sartre n'avait de sens que s'il admettait que la révolution s’était acquis le monopole de création des groupes en fusion ; sinon, la question centrale n'était pas celle de la révolution, mais celle du groupe en fusion, révolutionnaire ou pas. Dans ma terminologie, je dirais que la question centrale concerne la demande de réalité incessamment adressée aux surgissements du réel. De même que le sujet se projette en individu, il demande que le réel se fasse consistant et continu. Cette demande n'est nullement propre à la révolution. En fait, elle accompagne l'être parlant à chaque pas de son existence continuée. Le passage dans le temps ne désigne pas le problème majeur des révolutions, mais le problème majeur des êtres parlants.
Véronique Bergen
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