Le monde est scindé. L’univers social et celui de la psyché, les relations qu’ils entretiennent, obéissent à des règles conventionnelles dont il est dangereux de s’écarter. Le pas de côté est néanmoins nécessaire, tout l’appelle. Pourtant, notre société s’en dégage, s’abstrait de la logique de rupture qu’un renfermement implacable induit.
Le roman de Yannick Haenel met en scène cet écart. Il annonce l’irruption de la crise – à l’instar des grands spirituels qui bouleversèrent notre lecture du monde à certains moments de la chrétienté –, le passage vers une autre vision, décalée, la conquête d’un espace singulier, la recherche énergique de la liberté pure. Ce que son personnage Jean Deichel (1) appelle la « liberté libre » ! Le récit est celui des efforts d’un homme pour se dégager, se débarrasser de ce qui l’encombre, le ralentit, l’enchaîne à une réalité devenue insupportable. Expulsé de son logement, une minuscule chambre où il ne faisait rien d’autre que d’attendre que le soleil, traversant la pièce, le couronne d’une auréole claire et orangée, il décide de vivre dans sa voiture garée rue de la Chine, sous un arbre en fleurs qui déverse sur lui une sublime neige végétale. Il reste là, dans une sorte de stupeur un peu hagarde, s’inventant une routine étrange, totalement à côté de la vie habituelle. Il est au chômage, nage tous les matins, déambule dans ces quartiers du nord-est de Paris, s’émeut de choses minuscules, fait des rencontres, expérimente le grand vide de la vie contemporaine. La sienne alors n’est qu’un cycle qui se reprend, tourne sur lui-même en permanence : « Il y eut toutes sortes de coucheries, des rencontres étoilées, des galères, des ratages, des grâces de portes cochères. J’ai eu de la chance, des bonheurs soudains, de longues déprimes. » Ces hauts et ces bas, le rythme d’une existence qui « ne tenait qu’à un fil », où « une légèreté se consumait pour rien », font se jouer, dans « l’intervalle » qui est « une bouffée de joie, et en même temps une déchirure », « à l’écart », la nature même de la liberté.
Jean Deichel ne s’attache qu’à ce qu’il faut abandonner pour s’approcher de ce sentiment. Face aux désordres et aux injustices – un clochard écrasé dans une benne à ordures, deux jumeaux maliens en situation irrégulière –, il s’insurge, demande réparation. « Je vivais avec des voix, des éblouissements, des soifs, du manque », dit-il au commencement de l’étrange quête qui le fait « habiter dans le vide ». La première séquence du récit, en vingt chapitres brefs, décrit son détachement, son « désœuvrement », les aventures qu’il entreprend, selon une tonalité initiatique passionnante qui réactive nombre de lectures anciennes et fortes. Il se laisse aller, accepte la part hasardeuse de l’existence, sa dimension suicidaire. Le récit de son existence dans un monde qui étouffe dans un sentiment de « crise », cet « autre nom du monde qui vient », ordonne la confession d’une conscience blessée qui se cherche. Peu à peu, de la succession de ces épisodes vient la nécessité de se confronter au reste du monde et à sa monstruosité. Dans cette révélation, il faut retrouver un sens du commun, regagner des phrases qui puissent rendre quelque chose possible.
Les Renards pâles ordonne ces possibles et leur donne une forme. C’est le début de la communauté. Deichel, au cours de ses longues déambulations, découvre de mystérieuses inscriptions sur les murs du quartier qui appellent à une forme singulière d’insurrection. Le narrateur y entrevoit une puissance de refus, le besoin de s’insurger. « Moi, je la recevais comme une prophétie ? Une affirmation sans limites suffit à éclairer l’avenir ; chaque défi attend un soulèvement », dit-il, ajoutant que « cet appel, mon corps tout entier était désireux d’y répondre, comme si, depuis longtemps, il n’avait attendu que lui, comme si une force inconnue me poussait en avant, vers un objet dont je ne savais rien ». Deichel bascule alors, et ces mots et figures tracés dans l’espace public opèrent comme une révélation. C’est le passage du singulier au pluriel, de l’individu à une communauté sans collectif, que soutient la construction fascinante du livre de Haenel, la propension à passer de l’un aux autres, d’une forme du verbe à une autre. Si la première partie, assez classique, s’apparente à une confession singulière, la seconde préside à l’affirmation d’une parole collective portée par un « vous » et un « nous » qui s’opposent et induisent un rapport de force virulent. Haenel prend alors en charge un discours politique qui se porte haut. Il réintroduit l’idée qu’une parole commune, décentrée, peut s’élaborer dans un mouvement poétique renversant le monde au plan spirituel avant de s’inscrire dans la réalité concrète. Ce geste-là demeure peut-être le plus politique qui soit. Comme dans Jan Karski, la question formelle, ce qui se joue dans l’énonciation – c’est une des grandes forces de ce livre que de la remettre au centre –, renforce la portée (y compris polémique) du récit.
Ce discours demeure celui d’un étrange groupe révolutionnaire qui, par des interventions spectaculaires, bouscule fortement la société. Ces hommes masqués, sans identité, se sont baptisés « les renards pâles », du nom d’une divinité métamorphique dogon, « un animal anarchiste qui s’était rebellé contre la création », appartenant « au “versant sombre” – à l’“autre côté” » et s’abîmait dans une danse qui « célébrait la mort de Dieu ». Ils se lancent dans une révolution que l’on pensait impossible, transformant Paris en un immense brasier. Le récit de Haenel n’est en quelque sorte plus vraiment le sien ; il adjoint au destin de son héros une parole qui le dépasse, celle qui porte « l’histoire des signes qui mènent aux Renards pâles ». Le roman décrit ainsi de manière saisissante ce mouvement de conscience qui défait l’individu pour qu’il puisse se réinvestir dans le corps d’une autre langue, collective cette fois, démontrant la circulation qui s’établit entre ces deux états (les deux parties du livre), les revendiquant avec cette énergie que donnent les plus grands désarrois. La révolution paraît alors le seul état possible dans le monde contemporain.
Les Renards pâles n’est nullement un texte idéologique ou propagandiste, mais au contraire il organise une parole qui supplée au vide et à l’abattement. Ce livre est une manière d’épreuve. Les membres du groupe ont abandonné leurs identités, devenant un « peuple sans traces » qui « s’invente à travers les flammes l’utopie d’un monde débarrassé de l’identité » et refuse de « se confondre avec son image et [d’] en exhiber inlassablement l’identité servile ». Le refus de l’un se retrouve dans celui de la multitude, la parole se démultiplie, s’accorde. Haenel a écrit un livre sur ce nouveau langage, ce qu’il véhicule d’espoir et de violence, le vide qu’il révèle, les contradictions qui nous constituent, ce qu’il démontre d’un monde devenu « invivable ».
Le récit met en relief une douleur politique, celle-là même qui accable les individus ; mais une voix demeure possible, enivrante même. Il définit ainsi un certain rapport mystique à la politique dans lequel il réengage la littérature, le pense à la façon d’un rite, d’un sacrifice auquel il faut consentir. « Comprenez-vous donc qu’à travers ce brasier une voix s’adresse à vous ? ON VOUS PARLE. Si vous n’entendez pas cette voix c’est que vous ne voulez pas l’entendre. » On peut aussi choisir d’entendre, d’écouter même ; la littérature le permet, et prend valeur de manifeste.
- Ce personnage est au centre de plusieurs romans de Yannick Haenel : Cercle (cf. QL n° 953) et, auparavant, Introduction à la mort française. La première partie du présent récit reprend des schèmes et des images qui structuraient Cercle et qui, dans la brièveté de ce nouveau texte, acquièrent une force beaucoup plus grande.
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