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Article publié dans le n°1108 (01 juil. 2014) de Quinzaines

Dans « Modern moral philosophy » (1), la philosophe britannique Elizabeth Anscombe soutient que la philosophie morale a besoin d’une psychologie morale, que les concepts d’obligation et de devoir doivent être abandonnés au profit de ceux de bien et de vertu, et que la philosophie utilitariste anglaise est « grossière  », « plate » et fausse. Comme nombre d’éthiciens britanniques, Philippa Foot (1920-2010) mit en œuvre ce programme. Son livre « Natural Goodness », paru en 2001, est un peu son testament philosophique.
Philippa Foot
Le bien naturel
Dans « Modern moral philosophy » (1), la philosophe britannique Elizabeth Anscombe soutient que la philosophie morale a besoin d’une psychologie morale, que les concepts d’obligation et de devoir doivent être abandonnés au profit de ceux de bien et de vertu, et que la philosophie utilitariste anglaise est « grossière  », « plate » et fausse. Comme nombre d’éthiciens britanniques, Philippa Foot (1920-2010) mit en œuvre ce programme. Son livre « Natural Goodness », paru en 2001, est un peu son testament philosophique.

Pour le comprendre, il faut avoir une idée des débats de la philosophie analytique en éthique (2). Dans ses Principia Ethica (1900), G. E. Moore soutenait que le bien est une propriété indéfinissable et irréductible à des propriétés naturelles telles que le plaisir ou les conséquences de nos actes, et connaissable seulement par une forme d’intuition. Les positivistes comme A. J. Ayer affirmaient qu’il n’y a pas de propriétés éthiques, et que les termes tels que « bon » ou « juste » servent seulement à exprimer nos émotions. Dans une veine plus kantienne, Richard Hare soutenait que les termes éthiques expriment des prescriptions universelles, et Peter Strawson que l’éthique relève de nos attitudes vis-à-vis de personnes.

Contre ces conceptions « non cognitivistes » et antiréalistes de l’éthique, Philippa Foot, à la suite d’Anscombe, entendit rétablir l’idée qu’il y a une authentique connaissance de propriétés morales objectives. Mais le bien pour elle n’est pas une propriété « non naturelle » : il consiste dans des dispositions propres à l’espèce humaine qui, quand elles sont développées, deviennent des vertus et des excellences. Foot développe son analyse d’abord sur le plan sémantique. Elle considère, à la suite de Peter Geach, que l’adjectif « bon » est toujours relatif et ne signifie jamais « bon en soi », mais « bon pour X ». À la différence de « rouge », « bon » est un adjectif attributif, comme « petit » ou « riche », qui ne sont vrais que par rapport à une classe de comparaison. « Bon » ne désigne jamais une propriété autonome, qui changerait de sens quand on l’applique à des situations ou à des actes éthiques, mais est relatif à une espèce naturelle : « bon pour les plantes », « bon pour les mammifères », « bon pour les humains ».

Ensuite, Foot s’inscrit contre les non-cognitivistes pour qui il y a une séparation stricte entre les énoncés descriptifs et les énoncés normatifs (ces derniers étant des projections de nos attitudes psychologiques). Qu’un couteau soit dit « bon », par exemple, renvoie tout autant à des caractéristiques descriptives qu’à des caractéristiques évaluatives. Il en est de même, selon elle, pour les êtres vivants : leurs dispositions naturelles sont bonnes parce qu’elles ont certains effets causaux, mais aussi parce qu’elles renvoient à une certaine téléologie. Enfin, Foot attaque la théorie néo-humienne de la motivation morale et des raisons d’agir. Pour Hume, un jugement normatif ne peut motiver un acte que s’il repose sur un désir, qui, même s’il consiste à « préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt », est nécessairement légitime. Mais l’idée que n’importe quelle raison, si absurde qu’elle soit, puisse constituer une motivation morale, est inacceptable selon Foot. Nous agissons moralement non parce que nous avons des raisons subjectives pour cela, mais parce qu’il y a des raisons pour agir, objectives et indépendantes de nos désirs et des conséquences de nos actions.

La critique du conséquentialisme par Foot est la partie la plus connue de son œuvre, illustrée par le cas d’école dit « du tramway ». Si le conducteur d’un tramway dont les freins ont lâché fonce vers cinq ouvriers travaillant sur la voie mais préfère les sauver en aiguillant sa machine vers une autre voie au prix cependant de la mort d’un autre ouvrier, il semble que nous approuvions son choix. Mais que dirions-nous si un chirurgien tuait un patient en bonne santé et distribuait ses organes à cinq autres malades qui mourraient autrement ? L’arithmétique est la même, mais nos intuitions diffèrent, ce qui montre que ce ne sont pas les conséquences de nos actes qui comptent. Foot n’en conclut pas pour autant qu’il faille adopter la conception déontologique de l’éthique, celle qui associe la rationalité pratique à la loi morale et nos raisons d’agir à des impératifs catégoriques. Dans un article fameux (« Morality as a system of hypothetical imperatives »), elle soutient que les impératifs moraux ne peuvent être qu’hypothétiques.

Le type de conception éthique qu’il nous faut adopter ne peut être, selon Foot, que « cognitiviste » ou réaliste de type aristotélicien. Un acte est bon ou mauvais parce qu’il est le propre d’une personne qui a un certain caractère et certaines dispositions, et il l’est en vertu de son caractère intrinsèque : le meurtre et le non-respect des promesses sont fondamentalement mauvais. Les normes ne sont pas dans nos attitudes ou nos impératifs, mais dans la nature, ou plus exactement dans les normes naturelles de vie que la nature produit. De même qu’il y a un certain type de bien et de mal propre aux plantes, il y a un bien et un mal propres à l’homme. Foot n’entend pas par là proposer une conception évolutionniste de l’éthique et des normes. Au contraire, elle insiste sur le fait que les normes humaines diffèrent fondamentalement de celles des autres vivants, et que chaque type d’être a son « excellence propre ». Les normes des humains sont façonnées par ce que Wittgenstein appelle leur « forme de vie », qui est tout aussi culturelle qu’elle est naturelle. Chez les humains, la coutume devient une seconde nature (idée aristotélicienne, que le philosophe contemporain John McDowell a reprise dans un cadre quasiment hégélien (3)). Dans un très beau chapitre de son livre, Foot décrit le bonheur comme eudaimonia : conformité avec la vertu. Dans le chapitre final, elle se livre à une attaque frontale contre l’immoralisme de Nietzsche, conçu comme une théorie de la normativité naturelle mais élevant les instincts antimoraux au rang de normes éthiques.

Depuis les premiers travaux d’Anscombe et de Foot, ce que l’on appelle l’ « éthique des vertus » a connu un grand écho dans les pays de langue anglaise, avec notamment des auteurs comme Alastair McIntyre, Rosalyn Hursthouse, Julia Annas ou Roger Crisp. Elle se caractérise, comme les travaux de Foot, par un grand souci des discussions méta-éthiques et par des constructions complexes, à la différence des versions gentillettes qu’on a connues en France depuis une vingtaine d’années (eudémonisme vulgaire, plus épicurien qu’aristotélicien il est vrai).

Le lecteur du livre de Foot restera cependant sur sa faim. Elle ne donne aucune analyse de la structure des vertus et, par exemple, de la distinction entre les vertus morales (prudence) et les vertus intellectuelles (sagesse). Elle ne tient pas compte de la réponse qu’un humien pourrait donner à son cognitivisme : seuls les désirs rationnels peuvent avoir des raisons authentiques. Elle ne nous donne aucun détail sur la relation entre notre évaluation des vertus des agents et notre évaluation de leurs actes. Elle ne nous explique pas en quoi l’éthique des vertus permet de rendre compte de la dimension d’impartialité et d’universalité que comportent nos jugements moraux ordinaires (et ici les kantiens ne peuvent que tiquer). Elle ne nous dit pas en quoi une éthique axée sur les normes naturelles peut faire une place à des actions qui seraient « surrérogatoires », comme celles qu’on attribue aux héros, ou qui incarneraient un mal absolu, comme celles qu’on impute à ceux qui sortent des limites de l’humanité.

Mais surtout le livre tout entier est traversé par une tension entre d’un côté le réalisme moral qui suppose que les valeurs sont réelles et indépendantes de nous, et de l’autre l’antiréalisme et le relativisme qui semblent aller de pair avec l’idée que chaque forme de vie a sa propre sphère et sa propre culture éthique, fondée sur ce que Wittgenstein appelle « l’accord des jugements ». Si la forme de vie humaine est fondamentalement sociale et propre à chaque peuple, comment peut-elle produire des jugements pratiques qui soient l’expression d’une rationalité universelle ? Comment nos raisons peuvent-elles être objectives si elles dépendent fondamentalement de nous ? Comment peut-on répondre à des raisons si ce sont par définition les nôtres et pas celles d’autres humains ? Ces questions sont celles que se posent tous les philosophes de l’éthique, et elles sont au centre des plus grandes œuvres de philosophie morale qu’ait produites la tradition à laquelle Foot appartient, comme celles de Bernard Williams ou de Derek Parfit.

Si l’on veut s’engager dans la direction indiquée par Philippa Foot, peut-être faudra-t-il adopter une forme de réalisme plus solide et moins « naturaliste » que le sien. Quoi qu’il en soit, son livre est, pour quiconque veut lire un vrai livre de philosophie morale, et pas une de ces enquêtes de philosophie expérimentale ou sociale dont la production contemporaine nous abreuve, un must. (4)

  1. « Modern moral philosophy », 1958, traduction française in tr fr http://www.revue-klesis.org/pdf/Anscombe-Klesis-La-philosophie-morale-moderne.pdf
  2. Voir Ruwen Ogien, Le Réalisme moral, Puf, 1992 ; Stelios Virvidakis, La Robustesse du bien, Jacqueline Chambon, 1995 ; Monique Canto-Sperber (éd.), La Philosophie morale britannique, Puf, 1993 (mais la préface est peu fiable : Michael Dummett, chantre de l’antiréalisme, y est qualifié de « réaliste »).
  3. John McDowell, L’Esprit et le Monde, Vrin, 2007 (titre original : Mind and World).
  4. La traduction est en général de bonne qualité, en dépit de quelques bizarreries (« rectifie » veut dire « rend bon », mais pas au sens voulu par le traducteur, et « wrongness » pose des problèmes classiques de traduction pas toujours résolus ici).
Pascal Engel

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