Julien Bosc (1964-2018) était ethnographe, spécialiste de la sculpture lobi[1] du Burkina Faso, et fut responsable de l’aménagement de l’espace du musée du Quai Branly qui lui est consacré. À ses activités d’écrivain et de poète, il ajouta celle d’éditeur avec la fondation, en 2013, dans son village de la Creuse, du Phare du Cousseix. Il publia ainsi des plaquettes sur beau papier, imprimées sur presses typographiques. On peut y lire de nombreux poètes : Édith de La Héronnière, Antoine Émaz, Franck Guyon, Frédérique Germanaud, Sylvie Durbec, Paul de Roux et bien d’autres.
Pour aider à faire vivre et connaître la poésie, Julien Bosc participait à des lectures publiques, mais allait aussi à la rencontre des lecteurs dans le cadre de résidences d’écrivains organisées par des collectivités locales.
Il a été poète en résidence (organisée par la Maison internationale des écritures et des littératures d’Angers) à Villevêque, d’octobre 2017 à mars 2018. Il y a animé des lectures publiques et des ateliers d’écriture (dans les écoles, les bibliothèques et l’Ehpad) pour adultes et scolaires, ainsi que communiqué sur son action à l’aide d’un compte Facebook.
Ce poème est le fruit de cette résidence.
Dans Le Verso des miroirs, que perçoit-on ? Julien Bosc explore le quotidien. Parfois cela donne accès à un cheminement autre, aux lisières du fantastique. La vue se métamorphose alors en vision. La bascule, perceptible dans le titre, se répète dans le premier verbe conjugué :
je vis aux lisières de la terre et la mer
le long d’une rivière défaite
un vertige
[…]
« Voir » et « vivre », dans le passé simple de l’un et le présent de l’autre, ne sont pas distincts. Et c’est ainsi que nous abordons les paysages regardés par le poète. Aussi bien ce miroir pourrait-il être un phare qui permet de voir, mais surtout de guider dans les tourmentes (de la vie). Les termes maritimes seront fréquents, bien qu’ici nous soyons à l’intérieur des terres. Nous savons que « quelques règles de la vie en mer […] pourraient être du poète[2] ». Quelque chose voudrait être « transmu[é] », une parole informulable qui demeurera sur cette frontière, ce verso polysémique et mystérieux que le poème retient.
Julien Bosc avait déjà présenté le paysage de la nature comme le « miroir à peine déformant de l’âme et ses états[3] ». Le miroir, ici, c’est aussi le « feu » du poème conçu comme mise au jour d’une « lisière » qu’il s’agit de franchir :
qu’est ce feu ?
une frontière
le verso des miroirs
ceux qu’au seuil du poème et l’élan des rêveries
des enfants révèlent traversent ou versifient
Les enfants des ateliers d’écriture ont apporté leurs mots et leurs rêves ; le paysage, lui, est porteur d’une mémoire (« le miroir sans tain de la souvenance[4] »). Au moment des « écourues[5] », quand baisse le niveau de l’eau pour l’entretien du Loir à Villevêque, c’est comme si le verso de la rivière apparaissait, ou la mémoire du paysage justement. Qu’y voit-on ? Le limon, des racines, un chien mort ? L’image des noyades passées, le rappel de la fin ?
C’est en arrachant une dent du chien mort pour s’en faire une « amulette » que le poète pénètre le passé du lieu :
à moi sans lieu un chien mourant ouvrit un chemin vers des rives
Ces rives délivrent l’insoupçonné, tous ces disparus oubliés que le paysage garde dans une zone secrète, envers du visible. Le miroir a transfiguré « la dépouille du chien ». La nuit vient. Le poète est soulevé par des forces de métamorphose, sur un mode mineur, car rien ne se révèle ostentatoire dans cette suite de quintils nous livrant une approche sensible et une appropriation douce des lieux. Une place sera trouvée pour le chien, « entre deux peupliers » : les veilleurs comptent pour Julien Bosc. Des univers de tonalités différentes coexistent, qui n’excluent ni la peur ni la mélancolie. Seule parade : « marcher parmi les frênes errer dans les métamorphoses ».
Mais la rivière et son chemin de halage, c’est aussi le souvenir de la batellerie et de ses chevaux. Le moulin fluvial rappelle d’anciens métiers : « un huilier, un papetier ou un claveteur ».
C’est par une sorte de chamanisme et en prenant la vie et la peau d’un cheval que le poète (dès lors nommé Cheval ?) franchit la lisière du temps :
alors j’ai tranché le flanc de feu mon frère mon ami le cheval
alors je l’ai éviscéré
alors j’ai tanné sa peau
alors je l’ai faite mienne telle une chair innocente
et lors avons-nous commencé de dialoguer tous deux
Les survivants s’accommodent du fruit des métamorphoses, ils vivent avec elles comme avec les fruits de l’ombre. Vivants et morts cohabitent comme les lie l’anaphore « alors » qui, tissant un motif temporel en tête de vers, rassemble les temps et ouvre au dialogue entre ceux qui furent et ceux qui restent. Les règnes se confondent, car tous respirent l’air du monde qui nous échappe et parlent la « langue des pâtures et bocages », celle de la mélancolie dont on cherche à se délivrer, celle d’un temps révolu, « chants et récits de jadis » au cœur d’un rêve où ciel et terre (branches et racines) se mêlent.
Le poème noue les éléments descriptifs aux percées narratives : le temps révolu se raconte(« nous entrâmes dans la nuit ») au passé simple du commencement ou de la rupture. Végétal et animal, chacun dans son règne, donnent des signes à lire (pas des symboles), le relevé immédiat de leur apparence pour de menus faits :
une chouette aveugle se percha sur ma tête
confondant ma vêture avec le creux d’un arbre […]
Contrairement à ce que vit Alice « de l’autre côté du miroir », tout n’est pas inversé. Les souvenirs sont ceux du passé, pas du futur. Les inversions sont d’abord liées à la vision : « la chouette […] / m’a regardé de ses grands yeux aveugles ». Mais aussi : « quand la nuit tomba je vis comme en plein jour ». C’est que l’initiation chamanique a permis de voir ce que l’on ne voyait pas : « un coup / un autre de hache décousirent mes paupières ». L’antithèse réconciliée vit dans le texte par ce biais.
La référence à « autrefois », prégnante, signale que l’essentiel s’est perdu : le poète cherche à restituer l’harmonie enfuie des gestes et de leurs enchaînements.
Le feu s’éteint, mais n’empêche pas celui qui vit de lire les signes des saisons qui changent. Le poème nous invite à rejoindre celui qui traverse les paysages et le temps pour constater que le sens n’est pas ailleurs mais ici, qu’une hulotte peut incarner l’amour trouvé pour un narrateur perdu qui cherche, dans les ruines, au verso d’un miroir, le sens aigu des songes dont il est porteur.
[1]. Julien Bosc et Max Itzikovitz, Magie Lobi, photographies de Thierry Malty, dessins de Xavier Mérigot, galerie Flak, 2004.
[2]. Julien Bosc, La Coupée, Potentille, 2017.
[3]. Julien Bosc, Comme pour la lampe, photographies de Magali Ballet, Ce qui reste, 2017.
[4]. Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La Tête à l’envers, 2015.
[5]. Lors d’une résidence précédente, le poète Erwann Rougé a composé un livre d’artiste titré L’Écourue avec le peintre Ali Silem.
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