A lire aussi

Une chimère européenne

De 1867 à 1918, l’Est européen fut, du nord de l’Italie jusqu’à la Roumanie, un vaste empire à deux capitales fait d’une bonne douzaine de peuples et de langues, familièrement appelé, depuis Robert Musil, « Kakanien », où les deux k signifient impérial (kaiserlich) et royal (königlich).
Gerald Stieg
L'Autriche : une nation chimérique ?
De 1867 à 1918, l’Est européen fut, du nord de l’Italie jusqu’à la Roumanie, un vaste empire à deux capitales fait d’une bonne douzaine de peuples et de langues, familièrement appelé, depuis Robert Musil, « Kakanien », où les deux k signifient impérial (kaiserlich) et royal (königlich).

Cet empire, l’Autriche-Hongrie, prit la succession de l’ancien empire. Ce fut une nation de compromis où l’on tenta, soixante ans durant, de concilier les inconciliables sans y parvenir. Dans son livre, Gerald Stieg rappelle que la « nation » prend, dans le climat européen de l’époque, un caractère pathologique, entraînant en tout cas une excitation mentale fiévreuse et de plus en plus agressive, jusqu’à produire la joyeuse farandole de 1914-1918, la mort programmée de l’Europe. Comme le fait remarquer Stieg au début de son ouvrage : « Avant la fondation du Reich en 1871, il y avait une nation sans État et un État autrichien sans nation. » La disparition en 1919 de cette chimère politique est la catastrophe fondatrice dont surgiront le fascisme et la mort de l’Europe.

Le grand polémiste Karl Kraus, à qui Gerald Stieg consacre des pages claires et fortes, décrit, comme nul autre, cette mort annoncée, dans son extraordinaire tragédie Les Derniers Jours de l’humanité, dont le titre est à prendre rigoureusement à la lettre. Deux personnages principaux, l’optimiste et l’ergoteur, figurent le partage entre un scepticisme tolérant et européen et la volonté de domination pré-hitlérienne. Karl Kraus est l’écrivain chez qui apparaît avec le plus de puissance tout le problème de l’Autriche à l’instant de sa disparition.

C’est justement le côtoiement des peuples à l’intérieur de ce vaste ensemble qui rendit celui-ci possible. La révolution de 1848 qui débuta en Hongrie contribua à mettre un terme au caractère « allemand » du Saint-Empire romain germanique, mais les divers peuples qui s’y trouvaient rassemblés jugèrent préférable de garder un équilibre plus ou moins assuré pour ne pas succomber les uns et les autres sous les rivalités nationales. La Hongrie risquait d’être soumise à la volonté d’expansion allemande et aux prétentions de l’empire tsariste : il s’agissait de maintenir, malgré les répressions postrévolutionnaires, une sorte de parité entre les peuples de langues slaves et l’Autriche proprement dite, de langue allemande. Il est d’ailleurs à remarquer que l’allemand était largement minoritaire et ne concernait qu’un quart de la population.

Mais cette entité, d’ores et déjà en train de se déliter, ne survivra pas à 1918, puisqu’on commit l’erreur de dissoudre l’Autriche-Hongrie pour donner satisfaction aux nationalismes, dont naquit le fascisme. De toute façon, l’Allemagne considéra toujours l’Autriche comme une portion d’elle-même. La prospère Autriche d’aujourd’hui est en grande partie l’héritière des tendances nationalistes d’alors.

Il est vrai que l’essentiel de l’expression de l’Autriche, donc sa « culture », passe par la langue allemande, qui n’est en rien le fait de la seule Allemagne, en dépit de ce qu’aurait voulu une part de l’opinion publique. C’est sur cette contradiction intérieure, sur les deux visées opposées de l’usage littéraire et politique de la langue allemande, que porte le livre de Gerald Stieg, par le biais des faits historiques, des personnalités et des oeuvres qu’il examine.

Le problème commence dès le choix de l’hymne national : la mélodie de Haydn ne tardera pas à devenir l’hymne allemand, si bien qu’il faudra en composer un autre, qui se heurtera au symbole du Reich né en 1871, lequel s’enivre de sa puissance.

Si, du temps de Marie-Thérèse et de ses successeurs, la pluralité des « nations » incluses caractérisait historiquement l’Autriche, dès la fondation du Reich la question nationale se posa avec une virulence accrue entre les partisans (presque toujours d’extrême droite) d’un rattachement à l’Allemagne et ceux qui souhaitaient rester autrichiens.

Un idéologue, Georg von Schönerer, livre l’Autriche au culte de Wotan au lendemain de la Première Guerre mondiale ; et un Otto Bauer, à travers l’austro-marxisme, fait état de la nette division entre les deux pays, où la question de l’antisémitisme, dès le début du XXe siècle, en particulier à Vienne (notamment avec Karl Lueger), joue déjà un rôle destructeur, déséquilibrant le pays d’une guerre à l’autre.

Cette question nationale devint en quelque sorte le soubassement plus ou moins visible de tout ce qui se faisait en Autriche au plan littéraire. Aucun des auteurs de quelque importance – d’un auteur peu connu comme Robert Müller jusqu’à Robert Musil, en passant par un écrivain comme Anton Wildgans – n’échappe à l’attention perspicace de Gerald Stieg. La question autrichienne en tant que problème à la fois linguistique et politique est le tissu intime de la pensée de Hugo von Hofmannsthal, qui insiste sur la « profondeur historique de l’Autriche » face au « parvenu prussien », l’Autriche remontant jusqu’à la Rome antique, ce qu’on ne saurait dire de la Prusse.

Comme l’auteur le souligne, l’Autriche du XIXe siècle a perdu la « bataille symbolique » au profit de l’Allemagne ; c’est peut-être là que tout s’est joué, comme le prévoyait le grand dramaturge du XIXe siècle Franz Grillparzer, dont Gerald Stieg cite l’épigramme célèbre : « Le chemin de l’histoire récente mène de l’humanité via la nationalité à la bestialité. ». Son actualité est en train, une nouvelle fois, de se vérifier.

Georges-Arthur Goldschmidt

Vous aimerez aussi