Longtemps avant, un grand propriétaire arabe de Jaffa, Hinawi, possède de nombreuses parcelles de cette place. Et des maisons dont il perçoit les loyers avec une certaine désinvolture. Hinawi est un homme généreux, tolérant et ouvert. Il ne s’occupe pas de politique et en ces temps de mandat britannique sur la Palestine, de luttes souvent violentes entre nationalistes arabes et juifs pour la défense ou la conquête du territoire, Hinawi reste à l’écart. Il a une maîtresse juive, mène une existence heureuse et paisible parmi les habitants de Jaffa. Les frontières entre la vieille cité traversée par Bonaparte en 1799 et la nouvelle ville qui se bâtit ne sont pas hermétiques et jusqu’en 1948, la population arabe y reste nombreuse.
Hinawi accepte de vendre ses terrains aux nouveaux arrivants juifs, venus d’Europe par vagues, et aux responsables de la municipalité de Tel-Aviv. Bientôt naît Nordia, un quartier fait de baraquements plus ou moins salubres. Hinawi ne le verra pas puisqu’il est assassiné dans une rue de Jaffa en novembre 1939. On ne retrouvera jamais ses assassins.
Au début des années soixante, le quartier est en pleine reconstruction : c’est un lieu stratégique de la ville et il attise, comme dans toutes les villes, les tentations des spéculateurs. Un certain Pilz, riche homme d’affaires, et « modeste maillon dans une magnifique dynastie de destructeurs créatifs » se lance dans un vaste projet qui n’aboutira qu’au début des années soixante-dix. Il fait construire un immense centre commercial, le premier en Israël, qui plus est en plein cœur de la ville. Cela passe par des achats, des litiges, des expropriations. Mais on devine aisément qui l’emporte.
Tamar Berger clôt son ouvrage par une description détaillée de ce centre qui fut le théâtre d’un terrible attentat en 1996, l’explosion d’un bus. Ce n’était pas le premier, ni le dernier mais les habitants de Tel-Aviv ont retrouvé leur centre commercial la semaine suivante et sa fréquentation n’a pas baissé ; la vie continue et l’emporte sur tout.
Le travail de Tamar Berger mérite qu’on s’y arrête. Il est au croisement de différents domaines ou sciences. Commençons par dire que c’est une archéologie de la mémoire. On célèbre cette année le centenaire de la ville israélienne et l’on retient, de Tel-Aviv, que des urbanistes venus d’Allemagne, souvent proches du Bauhaus, l’ont conçue. On retient les façades blanches, les immeubles fonctionnels comme on en voyait à Dessau ou Berlin, à Budapest aussi. Aujourd’hui, c’est « la bulle », la ville en effervescence, légère, l’opposé exact de la sombre Jérusalem, gagnée par les fanatiques et les obscurantistes. Le cliché n’est pas tout à fait faux, mais ce n’est pas à une glorification de la ville que se livre l’écrivain. Oui, écrivain semble le terme approprié pour désigner l’auteur qui présentant son livre, met en relief sa dimension poétique : sachant que c’est avant tout une histoire d’êtres humains – leurs maisons, leurs objets, leurs souvenirs, leurs rêves, leur disparition actuelle –, elle sera contée à travers des noms. Auteur qui puise dans Baudelaire et Walter Benjamin pour rendre compte des métamorphoses du bout de terrain, et partant, de l’ensemble de la ville. Le Spleen de Paris et le fameux Livre des passages, les considérations de Benjamin sur le flâneur ou la prostituée, les références aux transformations de Paris voulues par Haussmann lui servent de repère. Rien de neuf sous le soleil, fût-il celui torride qui écrase la ville blanche.
Tamar Berger rappelle aussi comment les propriétaires arabes, ou palestiniens pour être exact ont été convaincus de vendre des terrains. En l’occurrence, il n’y a eu ni contrainte ni violence, mais on sait qu’en 1948, tous les départs de Jaffa et environs n’étaient pas volontaires. Cette partie, très riche et approfondie de la recherche de l’auteur, montre à quel point la question des réfugiés palestiniens a de l’acuité, combien celle de leur retour ou des dédommagements est cruciale. Des documents existent, auxquels Tamar Berger fait référence en de longues listes qui rappellent Perec, Roubaud ou Boltanski. Elles sont tirées du Livre de Tel-Aviv, publié en hébreu en 1936 et indique ce qu’étaient les terres avant de devenir des propriétés de l’un ou de l’autre : orangeraies, sables et vignes, pour l’essentiel. Les archives de la municipalité ou de l’État sur lesquelles elles s’appuient, montrent que dès les origines d’Israël, avant même 1948, les dirigeants ou responsables mesuraient les difficultés, les conflits à venir. Et certains, plus lucides que d’autres, sentaient combien la misère de ces populations méritaient qu’on la traite, qu’on y remédie. Une autre politique a prévalu.
Ces documents ne sont pas les seuls lui permettant de raconter l’histoire de Tel-Aviv et de Nordia en particulier. Elle propose de nombreuses citations de Pour inventaire, roman de Yacov Shabtaï qui évoque, à travers une famille, la vie dans ce quartier pauvre, peuplé d’immigrants. La famille Goldman, imaginée d’après modèles par le romancier l’intéresse autant que Hinawi ou Pilz. Elle se réfère aussi à d’autres ouvrages de fiction, ou à la poésie pour montrer, par la singularité et la subjectivité du regard d’écrivain, ce qu’il en a été.
On pourrait dire que l’histoire de la place Dizengoff est celle des vaincus : ceux qui ont vendu pour rien une terre dont la valeur a décuplé, ceux qui ont habité là, dans des conditions médiocres, voire indignes avant d’en être chassés, ceux qui hantent le centre commercial, ses sous-sols, ses étages, fugueurs et SDF, clandestins palestiniens travaillant au noir dans la cité, et prostituées qu’on ne voit jamais, sinon quand la police les retrouve et les chasse. C’est aussi une histoire balzacienne, une histoire d’ambitieux et de gagnants, d’hommes d’affaires et d’intrigants rusés, se cachant derrière une forme d’insignifiance, vivant dans des appartements ordinaires, sans chercher l’éclat ou l’apparat pour ne jamais prêter le flanc à la critique ou susciter la curiosité. Tamar Berger raconte tout cela en près de 350 pages passionnantes et toujours éclairantes, sans jamais laisser paraître une colère ou une indignation qui gagnera parfois le lecteur.
Une place et une histoire
Article publié dans le n°1004 (01 déc. 2009) de Quinzaines
Place Dizengoff
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