Le sociologue des sciences Robert K. Merton a codifié les normes sur lesquelles repose la recherche scientifique : communauté, universalisme, désintéressement et scepticisme organisé. Qu’il y ait des controverses en sciences – comme celles qui opposèrent Lavoisier et Priestley sur le phlogistique, Pasteur et Pouchet sur la génération spontanée, Oswald et Boltzmann sur l’énergétisme et l’atomisme, Einstein et Bohr sur la physique quantique – est plutôt un signe de santé et relève du régime de la science normale au sens de Thomas Kuhn.
Les normes mertoniennes ne tombent pourtant pas du ciel (1). Merton lui-même montra comment elles s’étaient forgées au sein de l’aristocratie puritaine de la Royal Society. Les sociologues des sciences ont montré que le savoir scientifique est souvent produit sur fond de luttes violentes et d’enjeux de pouvoir. On aime citer les mémoires de John Watson, qui avoue n’avoir découvert la double hélice avec Francis Crick qu’au prix de méthodes qui évoquent plus les braconniers que les gentlemen. Les normes mertoniennes sont-elles pour autant obsolètes ?
Si les controverses des sciences fondamentales semblent montrer que les normes mertoniennes ne sont pas toujours suivies dans les faits, que dire de celles qui ont cours dans les sciences humaines ? Yves Gingras a réuni une série d’études sur des controverses récentes en histoire, en anthropologie et en sociologie. Dominique Laperle expose la polémique autour d’Aristote au Mont-Saint-Michel, où Sylvain Gouguenheim entendait minorer la part des Arabes dans la diffusion de la culture grecque ; Maud Lajeunesse celle qui eut lieu autour de Black Athena, où Martin Bernal prétendait démonter le mythe d’une culture grecque « pure » de toute influence africaine ; Étienne de Sève celle qui mit aux prises Gananath Obeyesekere et Marshall Sahlins sur le meurtre du capitaine Cook ; Clarisse Fordant la controverse française sur les statistiques ethno-raciales en démographie.
Les autres controverses portent sur des livres visant à démystifier l’image de Galilée, en montrant qu’il avait des visées courtisanes (Isabelle Huppé) ou que sa condamnation n’avait rien à voir avec son copernicianisme, mais plutôt avec son atomisme, jugé hérétique (Alain Coulliard). Deux autres études portent sur la discussion des thèses de Merton sur les origines puritaines de la science (Julien Mauduit), et de celles des sociologues des sciences constructivistes.
L’affaire Gouguenheim est exemplaire, car elle a des aspects révisionnistes : un historien qui cherche le scoop et soutient que la translatio studiorum n’a pas vraiment eu lieu voit ses thèses amplifiées par les islamophobes de tout poil, et se fait taper sur les doigts par les médiévistes, eux-mêmes dénoncés comme cherchant à occulter l’insupportable vérité : ce ne seraient pas Averroès ni Avicenne qui auraient fait le coup, mais un moine du Mont-Saint-Michel !
Yves Gingras propose un bilan très sombre de ces controverses en citant Schopenhauer : « L’intérêt pour la vérité s’efface devant les intérêts de la vanité », et partout il y a « dialogue de sourds ». Toutes les controverses choisies semblent des cas où la vérité (historique, sociologique, anthropologique) est mangée toute crue par les démons du sophisme et de la polémique. Beaucoup naissent aussi d’une rhétorique amphigourique (Bruno Latour) et de contextes où les règles élémentaires d’érudition et de méthode sont bafouées : Gouguenheim ne sait ni le grec ni l’arabe, les visées idéologiques et « grand public » sont présentes dès la rédaction des livres et l’orientent en partie, le souci de réviser les idées reçues l’emporte sur la prudence historienne. Il n’est pas très difficile de dire de quel côté se situe le sérieux. Gingras a raison de dire que si tous ces gens écrivaient plus clairement et sobrement les dérapages auraient moins de chances d’avoir lieu, ou seraient plus aisément détectés. Il y a donc bien une ligne de partage entre un êthos scientifique bien compris et un êthos dévoyé ou faussé.
La première vague des science studies était relativiste et constructiviste. Elle niait l’existence de quelque norme que ce soit gouvernant la pratique scientifique et soutenait que des notions comme celles de vérité, de réalité et de preuve n’ont pas cours. Quand des auteurs comme Foucault, Bloor, Shapin ou Latour parlaient d’une « histoire (sociale) de la vérité », et soutenaient que la réalité est « construite », ils entendaient montrer que la vérité et l’objectivité sont des mythes inventés par les modernes que nous n’aurions jamais été (2).
Ces effets de surenchère sont naturellement suivis de retractationes : « Mais non, mais non, nous n’avons jamais voulu dire que la réalité n’existe pas ». La seconde génération des sociologues des sciences est plus prudente et s’efforce de tempérer le relativisme débridé de la première. L’historien marxiste E. P. Thompson proposa l’idée que les émeutes et révoltes des foules au XVIIIe siècle, loin d’être irrationnelles, avaient une « économie morale », c’est-à-dire un ensemble de règles de conduite et de stratégies cohérentes (3).
Dans l’article traduit ici, l’historienne des sciences Lorraine Daston transpose cette notion au contexte de la connaissance scientifique. Elle définit une économie morale comme « un tissu de valeurs saturées d’affects qui tiennent et fonctionnent dans une relation bien définie ». Au lieu de traiter, comme nombre d’historiens relativistes, les valeurs et les intérêts des savants comme faussant la recherche de la vérité, elle soutient qu’ils contribuent à un idéal d’objectivité. Les trois économies morales du savant sont, selon Daston : la quantification et le culte de la mesure, qui fondent les vertus d’impartialité et de communicabilité ; l’empirisme, qui fonde les vertus de preuve ; l’objectivité, qui consiste à se placer au-delà des perspectives individuelles.
L’objectif de Daston est de montrer que ces valeurs ont une histoire. Son essai ne permet pas de se faire une idée très claire de ce que sont ces économies morales. D’un côté, on a l’impression qu’elle ne fait que traduire dans son propre vocabulaire les normes de Merton. De l’autre, il semble qu’elle s’oppose à l’idée que ces valeurs seraient elles-mêmes objectives. Elle en dit plus dans son ouvrage écrit avec Peter Gallison L’Objectivité (4), où elle parle, à la manière de Foucault, de « régimes d’objectivité » variables selon les époques.
Mais s’il y a autant de sortes d’objectivité qu’il y a de régimes, avons-nous réellement quitté le relativisme selon lequel la vérité et la preuve scientifique ne sont pas des propriétés et des valeurs immuables de la science, mais affaire de perspective, de lieux, de pratiques variables, y compris politiques ?
La longue postface de Stéphane Van Damme, qui occupe la moitié du volume, ne nous aide guère à dissiper l’impression qu’il y a une bien plus grande continuité entre les science studies de la première génération et celles-ci. Van Damme insiste sur le fait que pour Daston il y a autant d’ontologies qu’il y a d’objets scientifiques et de régimes d’objectivité et de « modes d’existence ». On a du mal à voir en quoi on peut encore parler d’objectivité, si par définition l’objectivité est le produit des « économies morales ».
Et si les historiens comme Van Damme aiment, à l’exemple de Nietzsche ou de Foucault, démystifier l’idéal du savant désintéressé, il n’en reste pas moins que les normes mertoniennes gardent un sens fonctionnel : une science qui ne les suit pas peut réussir dans certains cas, mais une science qui les ignorerait systématiquement est vouée à l’échec. Une règle que l’on transgresse est-elle caduque pour autant ? L’existence des menteurs n’a jamais menacé l’exigence de vérité, ni celle des filous le travail honnête.
Si excitantes que soient les analyses de Daston, on aimerait en savoir plus sur la manière dont des valeurs « saturées d’affects » guident les savants. Veut-elle dire que les émotions cognitives causent les valeurs (auquel cas ce serait du psychologisme) ou qu’elles en sont le signe (auquel cas ce serait compatible avec un réalisme des valeurs, alors même qu’elle semble dire que ces valeurs sont essentiellement sociales) ? Si les historiens des sciences entendent faire une généalogie des valeurs du savant, peut-être devraient ils s’intéresser de plus près à ce que l’on appelle depuis Locke l’« éthique de la croyance ».
Cette dernière ne prend pas nécessairement la forme grandiloquente que lui donna Clifford : « On a tort, partout et toujours, de croire sur la base de données insuffisantes ! » Les tenants de cette tradition (qui remonte à la théorie aristotélicienne des vertus) distinguent les valeurs intellectuelles des valeurs morales, et ne moralisent pas nécessairement la connaissance. Ils analysent les relations complexes entre émotions et valeurs épistémiques, valeurs pratiques et valeurs et vertus cognitives. En bref, ils ne réduisent pas l’éthique à l’êthos, les normes à des pratiques. L’idéal mertonien, bien compris, n’est pas mort.
- Voir les commentaires de Pierre Bourdieu, « Animadversiones in Mertonem », in Raisons pratiques, Seuil, 1994, pp. 91-97.
- Voir le compte rendu du livre de Shapin Une histoire sociale de la vérité, NQL n° 1 112.
- E. P. Thompson, « The moral economy of the English crowd in the eighteenth century », Past and Present, 50, 1971.
- Presses du réel, 2012.
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