Cet ouvrage est à la fois un livre de spécialiste, nourri par une profonde connaissance de tout ce qui concerne notamment les théories de la peinture à l’époque classique, et un pamphlet assez virulent dirigé contre le monopole du discours sur l’art que semble s’être arrogé la philosophie depuis le XVIIIe siècle.
La charge est féroce, et d’une vigueur qui tranche avec l’urbanité des habitudes universitaires. Elle-même philosophe de formation, Jacqueline Lichtenstein n’hésite pas à écrire que l’esthétique est devenue le plus souvent un « asile de l’ignorance ». Alors que « les philosophes qui écrivent sur la musique savent en général de quoi ils parlent » (voir Nietzsche, Schopenhauer, Adorno, Jankélévitch), c’est souvent l’inverse pour la peinture : Derrida, par exemple, est « manifestement indifférent à tout ce qui relève d’une expérience visuelle ». Le primat accordé à la discursivité notionnelle condamne l’esthétique à être « une discipline privée de son objet, donc nécessairement privée de contenu ».
De façon indirecte, ce livre apporte un éclairage autobiographique sur Jacqueline Lichtenstein, dont on connaît les études remarquables, de philosophe et d’historienne de l’art, sur les théories esthétiques (La Couleur éloquente, Flammarion ; La Peinture, Larousse). Chez elle, la sensibilité artistique a précédé la formation intellectuelle, créant une tension dialectique dont ce livre est manifestement issu : « L’esthétique [a] été pour moi le moyen de concilier une passion philosophique assez tardive avec une vocation artistique ».
Cette praxis lui permet ici de condamner sans appel des positions théoriques qui ne s’appuient que sur l’autorité reconnue à leur défenseur. Ainsi de Kant, qui « ignore à peu près tout de l’art », et qui peut affirmer, sans nuances ni argumentation sur des exemples précis, qu’en art c’est « le dessin qui est l’essentiel […] Les couleurs, qui éclairent le dessin, font partie des attraits ». S’appuyant sur sa propre expérience, Jacqueline Lichtenstein affirme qu’il faut « n’avoir jamais pris un crayon dans sa main pour faire du dessin cet acte purement intellectuel et désincarné ».
Ayant dirigé la publication des « conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture », elle n’a pas de mal à rappeler qu’à l’époque classique c’étaient les peintres eux-mêmes qui avaient autorité sur le commentaire des œuvres. De même en littérature, comme le montre le Discours sur le poème dramatique de Corneille, « l’analyse théorique se présente toujours au XVIIe siècle comme une réflexion issue de l’expérience ».
C’est au XVIIIe siècle que le régime du discours sur l’art se modifie, ne serait-ce que par l’importance nouvelle accordée à la perception sensible du spectateur. Naissent alors la critique d’art, l’histoire de l’art et l’esthétique. Cette dernière discipline, d’invention allemande, a connu une fortune très inégale dans les pays européens. Ce n’est qu’en 1835 que le mot intégrera le Dictionnaire de l’Académie française, et en 1845 seulement un dictionnaire des sciences philosophiques. Pendant des décennies, les Français préféreront l’approche littéraire des œuvres par la critique d’art à l’approche conceptuelle proposée par l’esthétique.
Pour argumenter sa critique, Jacqueline Lichtenstein aurait pu suivre une voie philosophique, contestant de l’intérieur les constructions de Kant ou de Hegel. Elle a préféré, en visant l’efficacité démonstrative, montrer par quelques exemples à quel point l’esthétique, comme pensée globale, s’élabore presque toujours dans l’oubli des œuvres qu’elle prétend éclairer. Elle rappelle le débat qui opposa en 1968 l’historien de l’art Meyer Schapiro à Heidegger. Dans « L’origine de l’œuvre d’art », publié en 1950 dans Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger faisait référence à un tableau précis de Van Gogh, qu’il fut à jamais impossible d’identifier, parce qu’il était sans doute la fusion entre plusieurs œuvres.
Comme l’écrivit Shapiro, « il ne précise pas la toile à laquelle il se réfère, comme si les différentes versions étaient interchangeables et nous présentaient une identique vérité ». Et Jacqueline Lichtenstein d’en conclure que « Heidegger ne décrit pas un tableau de Van Gogh mais le tableau que Van Gogh aurait pu peindre s’il avait été Heidegger ». Une telle désinvolture traduirait chez les philosophes un mépris volontiers affiché pour toutes les formes du savoir positif, une « position de surplomb à l’égard du réel empirique ». Il faudrait, à l’inverse, non seulement « apprendre l’art pour mieux penser », mais surtout « apprendre de l’art comment cette activité demande à être pensée ».
Pour sa dénonciation de l’esthétique, Jacqueline Lichtenstein trouve une caution de poids dans les réflexions de Paul Valéry. Constatant que « la plupart des gens y voient par l’intellect bien plus souvent que par les yeux », Valéry affirme que la tâche de l’artiste est au contraire d’« essayer de voir ce qui est visible, et surtout ne pas voir ce qui est invisible ». C’est que l’art a pour fonction de produire « un plaisir qui excite l’intelligence, la défie et lui fait aimer sa défaite ». Salutaire mise en garde d’un auteur pourtant réputé « intellectuel », et qui pressent à quel point la « modernité » esthétique s’accompagne d’un décentrement intellectualiste dans le discours sur les œuvres.
Il reste que ce livre ouvre bien des questions qui demeurent sans réponses. L’histoire de l’art, dont se réclame Jacqueline Lichtenstein, aurait gagné à être interrogée et mise en parallèle, sinon en concurrence, avec l’esthétique pour qu’en soit évaluée la pertinence. Valéry lui-même n’affirmait-il pas qu’en matière d’art « l’érudition est une sorte de défaite » ? Surtout, Jacqueline Lichtenstein fait comme si les commentaires de peintres, issus de leur propre pratique, suffisaient à élaborer un discours cohérent sur le phénomène artistique. Or, lorsque les peintres du XVIIe siècle discutent de problèmes apparemment techniques (disposition de la scène, éclairages, etc.), leurs propos s’insèrent implicitement dans un corps de doctrine classique d’autant plus prégnant qu’il est inapparent, fondé sur l’imitation, le « naturel », la bienséance, etc. N’est-ce pas là le socle d’une « esthétique » ? Si cet ouvrage nous met en garde, avec raison, contre les séductions dangereuses des approches notionnelles de l’art, il nous rappelle aussi, par ses lacunes mêmes, qu’on ne saurait s’en passer.
Daniel Bergez
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)