On ne sait d’abord où tout cela se situe, et le lecteur, noyé sous les références cinématographiques, les clins d’œil à tiroirs et les jeux de mots sur les blondes-cinéma, se retrouve un peu perplexe au cœur d’une romance sentimentale des plus ordinaires. Roman à thèse, conférence poussée jusqu’au récit par jeu, badinage ironique ? Rien de tout cela : l’énergie du personnage de Camille, reflet postmoderne de la Bardot de Jean-Luc Godard, associée à la nervosité érotique d’un « homme qui aimait les femmes » (le fantôme de Charles Denner filmé par François Truffaut surgit à intervalles réguliers) annonce en réalité le déferlement d’une projection fantasmatique bien plus complexe. Brune platine renvoie davantage à la pratique des cadavres exquis qu’aux genres incriminés et l’on est assez vite emporté dans un flux d’e-mails, de SMS, de citations cinématographiques et d’ekphrasis variés, où la densité amoureuse d’une relation inatteignable se révèle par la bande (son) et par la pellicule intérieure.
C’est un roman de la mémoire et du mélange singulier que chacun réalise entre la vie et sa bibliothèque filmique intime. Les fragments de corps saisis par la Nouvelle Vague dialoguent avec les blondes mythiques du cinéma américain, coréen, italien et français, au gré des pulsions de deux mémoires érudites cinglées d’émotion. La stratification métaphorique et analogique de ce dispositif (en brun et blond, avec quelques éclats de rouge) fait parfois songer au système Depardieu-Gabin de Mon oncle d’Amérique. Il pense autrement la romance, justement, et insère dans la matière imparfaite du réel un cœur non verbal d’images et de séquences.
La vie désirée, c’est le cinéma ; la seule vie possible, c’est au cinéma ; le seul espace possible du désir, c’est la camera obscura. Paul et Camille, comme sortis d’une fanfiction théorique et souvent réunis dans des espaces cubiques et vitrés (expositions, cafés, chambres), renvoient, dans leur valse-hésitation, simultanément à tous les couples du cinéma, mais aussi ou parfois en même temps à des figures profondément ancrées dans la culture du roman : Flaubert est convoqué, mais également l’intertexte Aragon, qui surgit (superbement) en poèmes, en écritures automatiques, non sans lien avec Godard, qui fascina – on le sait – l’auteur d’Aurélien, de même que l’auteur d’À bout de souffle cite encore aujourd’hui Le Crève-Cœur et La Mise à mort.
Roman intertextuel et intericonique, il prend prétexte de la relation désirante poussée jusqu’à l’incandescence pour écrire autrement et perturber le signal littéraire même, suggérant aussi que le grand référent amoureux aujourd’hui, c’est l’image. On est attentif aussi aux beaux aperçus, décrits ou typographiés, sur les nouvelles textualités, qui donnent lieu à des passages tactiles (la peau lisse des caractères) sur les « messages de verre » et la projection perceptive des textes lus sur le décor de la ville. De même, tous les objectifs par jeu s’emboîtent : caméra classique, caméra DV, téléphone portable, webcam, désir et recherche de scénario empruntent tous les systèmes optiques disponibles pour tracer le trajet d’un corps à l’autre. La lecture doit donc s’adapter : voir deux fois, entendre trois, lire quatre, et l’on oublie qu’on attendait que les personnages enfin se rencontrent pour dériver soi-même sur le fleuve convoqué des images, sous la pellicule et sous la peau.
Luc Vigier
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