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Article publié dans le n°1172 (01 mai 2017) de Quinzaines

Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et...

Chaque mois, La Quinzaine propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.

Tam-tams et tombeaux

Nuit noire ?

En ces temps où les vertus du langage s’effacent tout à coup devant les tam-tams de mots vides, les programmes conçus par la mercatique et les miroirs aux alouettes des « éléments de langage » stéréotypés, le petit essai empreint de pédagogie que Jean-Louis Sous consacre à Lacan et la politique : De la valeur (Érès) équivaut à un bol d’air sain. Qu’en est-il exactement de la pensée politique de Lacan ? À travers l’analyse de l’économie de la jouissance et des pulsions, ou celle de la citation, la question est envisagée depuis son acception dans le cadre des institutions psychanalytiques jusqu’à l’assertion fameuse issue du séminaire « La logique du fantasme » de 1966-1967 : « L’inconscient, c’est la politique. » Jean-Louis Sous constate, en s’appuyant sur Giorgio Agamben ou Victor Klemperer, que « la valeur du politique ne saurait faire l’impasse sur l’analyse d’une économie du sujet dans le langage de ses engagements, de ses mises ou de ses pertes, de ses dettes acquittées ou non acquittées, de ses choix ou de ses renoncements, de ses forfaits. En somme, ce qui reste du "réel" dans la traversée de ses tribulations. »

La preuve par le meurtre

Nouveau pédagogue, autre méthode. Réputé pour ses capacités de vulgarisateur, le mathématicien Didier Nordon montre dans un essai audacieux qu’il sait aussi dessiller ses contemporains. Avec L’Âme et l’urine : Variations sur le mauvais goût de la condition humaine (Champ Vallon), c’est la vie intérieure et sociale de l’Homme qu’il met à plat et, pour tout dire, à sa juste
place. Autrement dit, quelques mètres cubes d’autonomie limitée avant le grand tas de fumier. Il est un promoteur de l’humilité raisonnée. « Énumérer toutes les situations où se manifeste le mauvais goût de la condition humaine mènerait à un catalogue long comme l’histoire de l’humanité. » Saccageant la bonne conscience, cet Attila du conformisme s’attaque aux baumes de la religion qui apaise, à la pusillanimité de l’Homme et à ses hypocrisies ridicules. Face au coït, par exemple, comment faire l’autruche ? « Puisque l’humanité ne s’est éteinte ni en lisant Racine ni en lisant Lamartine, c’est que la chasteté n’a triomphé que dans les livres. » Enlevé et plein de finesse, le livre de Didier Nordon fait le ménage. Il établit parfois même la preuve... par le meurtre.

Limites de l’Homme

L’Italien Alberto Giovanni Biuso rejoint par certains aspects Didier Nordon. Son essai intitulé Anarchisme et anthropologie : Pour une politique matérialiste de la limite (traduit par Sarah Borderie et Luigi Balice, Asinamali) appartient aussi à la catégorie des mises au point. Il ne réjouira pas les anarchistes eux-mêmes puisqu’il entend démontrer que l’anarchie est en soi inatteignable tant elle bute sur les limites de l’Homme – par exemple, ces réflexes proprement éthologiques qui le traversent incessamment et le rendent contondant pour ses pairs. Biuso est toutefois à la recherche d’un opérationnel « anarchisme pour le présent » car « c’est sur le terrain de l’optimisme anthropologique que grandissent le messianisme, le déterminisme conjugué de manière contradictoire avec le volontarisme, l’historisme absolu, le rejet de la tradition, le culte du nouveau et la célébration de la modernité anonyme et unificatrice desdifférences. Une telle dynamique inclut également le culte libéral de la modernité, son rejet substantiel du polythéisme des valeurs en faveur de la raison, une et entière pour chaque homme, la conviction d’amener le développement et le progrès partout, alors que les conséquences destructrices de la domination capitaliste sur l’économie planétaire sont désormais évidentes ».

La queue du lézard

Le premier livre du Sicilien Leonardo Sciascia date de 1950. Il fait appel au personnel habituel d’Ésope, les animaux. Les Fables de la dictature (traduit par Jean-Noël Schifano, Ypsilon) répondent directement au constat du critique et éditeur Leo Longanesi (1905-1957) parlant du fascisme : « personne ne pourra comprendre ce qui nous est arrivé ». Dans l’article qu’il consacre au petit livre – il est ici en annexe –, Pier Paolo Pasolini reconnaît que la netteté cristalline de ces textes aurait, dix ans plus tôt, fait reléguer leur auteur. Désormais, les sensations intimes que décrit Sciascia par le biais de ses fables sont le témoignage le plus précis et le plus sûr de ce que l’âme peut ressentir au moment où l’étau se resserre sur un être. « Écrase-la vite, dit le paysan à son fils. Il est malin, le lézard : sa queue s’agite pour nous maudire. »

Incarnation de la malédiction

« Je veux de toi le plaisir innommable que tu m’offres, en le nommant ». C’est Georges Bataille qui sert à l’érotomane Jean Streff l’épigraphe de son roman initiatique Portrait convulsif (La Musardine). Bataille que l’on retrouve en tête du Dictionnaire critique recomposé par les éditions Prairial l’an dernier à partir des fragments de sa revue Documents (1929) signés Griaule, Leiris, Desnos. À l’entrée « Abattoir », Bataille s’en prend aux « braves gens euxmêmes qui en sont arrivés à ne pouvoir supporter que leur propre laideur, laideur répondant en effet à un besoin maladif de propreté, de petitesse bilieuse et d’ennui. La malédiction les amène à végéter aussi loin que possible des abattoirs, où il n’y a plus rien d’horrible et où […] ils sont réduits à manger du fromage ».

Ombre de vertu

François Boddaert ne maudit personne, bien au contraire : il profite de l’ambiance de suspicion générale (élites vitupérées versus misanthropie descendante) pour rendre hommage au révolutionnaire Jacques Billaud-Varenne (1756-1819) dans De la vertu disparue des tribunes, avec quelques textes, des citations vertueuses et l’article Vertu de l’Encyclopédie (Obsidiane). C’est ce Billaud-Varenne que l’on surnommait le « patriote rectiligne ». Membre du Comité de salut public, il prônait la vertu intégrale chez l’homme politique. Naturellement, il était tenu à distance. En particulier parce que la guillotine donnait des ailes à l’idée d’exemplarité politique que le XIXe siècle allait se hâter de remplacer par « l’ombre de la justice pénale ».

Noblesse et volupté

On connaissait Kuki Shûzô (1888-1941) grâce au texte de Heidegger, « D’un entretien de la parole [entre un Japonais et un qui demande] », dans lequel il est question de La Structure de l’iki (Puf) de l’auteur japonais. Ce texte important du disciple d’Émile Bréhier et relation de Jean-Paul Sartre vient d’être traduit par Camille Loivier. Il évoque l’esprit iki spécifique aux courtisanes placées par leur société dans l’ambivalence de leur culture raffinée et de leur nécessaire soumission à une règle dévalorisante. L’étymologie chinoise propose pour iki « état d’esprit, courage ». C’est donc « l’unité harmonieuse de la volupté et de la noblesse » qu’il dit. Tout à la fois l’urbanité et la bravade.

Universalité

Nul besoin de tam-tam : destin, psychisme et mort sont omniprésents dans nos esprits, même en période électorale. Durant ce printemps, on peut les aborder par différentes faces du dé : naturaliste avec L’Égalité devant les asticots de Jean-Henri Fabre (Les Âmes d’Atala), cinématographique lorsque Pier Paolo Pasolini imagine le film qu’il ne réalisera pas, Porno-Théo-Kolossal (Mimésis), sur la quête de l’enfant Jésus à Milan par un Roi mage, humoristique chez le modèle des Monty Python Spike Milligan, qui relate ses aventures militaires dans Mon rôle dans la chute d’Adolf Hitler (Wombat), et même stratégique avec Julien Garry lorsqu’il étudie La Baïonnette : Histoire d’une escrime de guerre (L’œil d’or). C’est sans fin, c’est humain.

Eric Dussert