Chaque mois, « La Quinzaine » propose dans cette chronique un cheminement au cœur de la vie des livres, parmi les étals des librairies, chez les attaché(e)s de presse et les journalistes, et, naturellement, dans les ateliers d’imprimerie. S’y dessine un panorama de la vie littéraire, de son actualité, de son commerce, de ses sociabilités.
Nez rouge
Que l’on songe aux villégiatures et aux vêtures qu’on s’y autorise, l’été est la saison des couleurs et de la fluidité, même si ça n’est pas toujours une victoire esthétique. L’édition participe à la joie collective en procurant des livres à sourires. Le meilleur exemple provient de L’Arche qui réédite un ouvrage de 1962, les Entrées clownesques (2017) de Tristan Rémy (1897-1977), l’historien du cirque issu du groupe des écrivains prolétariens. Sous une couverture d’un rouge éclatant comme le nez d’un professionnel, les dialogues entre l’Auguste, Pifo et Monsieur Loyal renouvellent l’extase de générations d’enfants. Ils renvoient aussi aux grandes créations dramatiques. « Mesdames, Messieurs, mon tour a parfaitement réussi. Ici la pomme de terre a pris la place du cigare et là le cigare a pris la place de la pomme de terre. »
Quadrichromie
Le fou a lui aussi son art. Depuis Jean Dubuffet on appelle ça L’Art brut et les PUF y consacrent un volume signé Émilie Champenois. Il nous vaut une innovation renversante : la couverture de ce numéro 4087 de la vénérable collection « Que sais-je ? » (2017) est ornée d’une photographie du palais du Facteur Cheval en quadrichromie. On n’en croit pas ses yeux : l’emblème de l’institution est touché… Jusqu’où iront-ils ? Idem pour cet art qui nous atteint au fond de nos inconscients. Oui, jusqu’où iront marchands et collectionneurs ? C’est bien la question à laquelle aboutit avec souplesse Émilie Champenois après avoir retracé l’histoire et dessiné les enjeux de ce musée des merveilles échappées de la Norme.
Cabotage
Serait-ce une épidémie ? Les Belles Lettres viennent de rééditer un classique dans des atours qui le rendent tout à coup hautement désirable. Sous une couvrure bleu nuit et or, Retour en Gaule (Les Belles Lettres, 2017) quitte la collection « Budé » pour s’offrir une nouvelle vie à l’instar du Gaulois Rutilius Namatianus retraçant aux alentours de 415 après J.-C. le trajet de son retour dans sa Narbonnaise natale mise à mal par les barbares. Au terme d’une belle carrière de préfet, Rutilius célèbre la ville qu’il quitte à regret, évoque avec intensité et poésie ses proches, ses inimitiés et les anecdotes de son périple. « Comme nous avançons dans la haute mer, voici que surgit Capraria, île repoussante toute remplie de ces hommes qui fuient la lumière. Eux-mêmes ils se donnent le nom grec de moines, parce qu’ils veulent vivre seuls, sans témoin. Ils redoutent les faveurs de la fortune, tout en en craignant les revers. Se peut-il qu’on se rende volontairement malheureux, par peur de le devenir ? »
Dingueries
La dinguerie se porte bien, même chez les laïcs. Voyez d’abord Fou ! de l’Américain Christopher Moore (L’Œil d’or, 2017) traduit par Anne-Sylvie Homassel, une relecture déjantée du Roi Lear raconté par le fou de cour Pochette. Moore fonce d’emblée : « Vous y trouverez de la baise sans rime ni raison, des meurtres, des fessées, des mutilations, des trahisons, des sommets jusqu’ici inexplorés de grossièreté et de vulgarités, de même que des pratiques grammaticales non traditionnelles. » Le programme aurait plu au spectaculaire agitateur qu’était Jean-Christophe Averty, disparu cet hiver, dont les entretiens avec Noël Herpe paraissent tout juste : La réalité me casse les pieds (Plein Jour, 2017). L’Irlandais Leonard Wibberley (1915-1983) était dans cet état d’esprit en écrivant La Souris qui rugissait (traduit par Jean-Marie Daillet, Héros-Limite, 2017). Son roman souriant narre la déclaration de guerre du minuscule duché du Grand-Fenwick aux États-Unis d’Amérique. Il y est question de bombe atomique et ça n’est que le début des délicieuses aventures de cette souris ducale, la jeune héritière du trône… La grande Barbara Pym (1913-1980) était plus modérée lorsqu’elle racontait la vie terne Des femmes remarquables (Belfond, 2017). Point de bombe mais des regards lourds de sens. Pym était la spécialiste des femmes célibataires et des pasteurs bien entourés. Ici, elle a encore ajouté deux anthropologues et un officier, avec, toujours, cette meringue de vieilles filles arrivées à des stades variés de l’aigreur qui fait notre joie. Pym était une pince-sans-rire de première force. Elle est parvenue à mettre noir sur blanc une forme rare de subtilité amusée.
Jardin d’été
Petit-cousin germain de Napoléon III, Ferdinand Bac (1859-1952) peignait et écrivait avec beaucoup d’élégance. On sait moins les talents de paysagiste qu’il tenait de son père géologue et cartographe. Agnès du Vachat consacre un très bel essai à cette activité de l’esthète, Le Jardin méditerranéen de Ferdinand Bac (Petit Génie, 2017). Elle montre comment Bac a réinventé le jardin du Sud au moment où s’épanouissait la Riviera, émettant en particulier un net refus du pastiche et de l’ornement pour les trois jardins de sa composition, ces « jungles de beauté ».
Socialisme jardinier
La Société écologique et ses ennemis de Serge Audier (La Découverte, 2017) souligne à quel point les empêcheurs d’écologiser en paix ont été nombreux à droite comme à gauche, la protection des forces productives restant un frein lourd à la défense de l’environnement. Son essai roboratif plaide pour la relecture des voies minoritaires explorées par Benoît Malon ou Élisée Reclus, voies ouvertes sur l’émancipation et la nature. C’est le livre à mettre immédiatement dans la valise parce que vous n’en bâclerez pas la lecture entre deux réunions, il est trop intéressant.
Polisson
Né le 5 septembre 1914, Nicanor Parra est avec Pablo Neruda et Vincente Huidobro un très grand poète chilien. Poèmes et antipoèmes, l’anthologie conçue par Felipe Tupper et traduite par Bernard Pautrat (Seuil, 2017) donne en 720 pages un sérieux aperçu de l’œuvre faramineuse de ce « polisson lettré ». D’une radicalité parfois tranchante, il étonne dans sa geste jubilatoire et impose un style plein d’ironie en un temps où « les poètes sont descendus de l’Olympe ». Avec ses Poèmes de fin de repas (2006) et ses Poèmes pour combattre la calvitie (1993), ce centenaire bien vivant est un partenaire essentiel.
Liquide
Comment ne pas souligner l’intérêt du livre d’entretien de Zygmunt Bauman et Ezio Mauro, Babel (traduit par Béatrice Didiot, CNRS, 2017) ? Le sociologue tout juste disparu et le patron italien de La Repubblica s’y livrent à une interprétation de notre vie collective. Ils apportent souvent un point de vue qui renouvelle nos pensers enclins à la routine. Visées en particulier l’irrationalité des réactions politiques, et cette manie qu’ont les rébellions de n’être plus motivées que par l’angoisse plutôt que par la seule liberté…
Fraude
Tandis que le Bartleby de Melville fait office de mascotte de la postmodernité, Le Lieutenant Kijé (Gallimard, coll. « Folio bilingue », 2017) du Russe Iouri Tynianov (1894-1943) est à coup sûr celle de notre temps. Cette fable cruelle de 1927 traduite par Lily Denis relate comment un certain Kijé naît de l’erreur de copie d’un scribe du Tsar, tandis qu’est sommé de disparaître le lieutenant Sinioukhaïev dont le nom a été rayé des rôles par compensation. Propos sur la fraude, la simulation et la brutalité du pouvoir, on ne sera pas surpris d’apprendre que Kijé eut plusieurs enfants et une carrière magnifique. Une lecture nécessaire.
Eric Dussert
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