Mai 69
Foin du pavé
À racler le fond de la gamelle Mai 68, il se pourrait que l’on ennuie. Par bonheur, les alternatives ne manquent pas avec mai 1967, début de l’âge psychédélique, ou bien ce mai de 1969, mitan d’une année érotique qu’on n’a pas fini de chanter. Ce mois de mai aborde d’autres rives parfumées au patchouli et non aux lacrymogènes. Beaucoup plus de plages et moins de pavés. Occasion, aussi, de remembrances. Celles du Turc Nedim Gürsel, qui, des Étreintes dangereuses (traduites par Jean Descat, Le Passeur, 2018), se repasse les tourments du désir et les joies du corps d’un écrivain à succès. Du fantasme bénin de l’hôtesse de l’air au double suicide (à la mode japonaise) de Heinrich von Kleist et de sa muse malade Henriette Vogel, en passant par sa jeunesse en Turquie, un homme mûr se souvient. Il a retenu ces trois mots de Walt Whitman : « Sex contains all », la douce béquille des sensuels vieillissants.
Une militante
La sexualité féminine n’est pas une question dont on débat aisément en public dans un pays comme la Turquie d’Erdoğan. On voit donc l’intérêt d’Une drôle de femme (traduit par Ali Terzioğlu et Jocelyne Burkmann, Belleville, 2018), où Leylâ Erbil (1931-2013), la célèbre militante de gauche et féministe, a retracé sa trajectoire dans la Turquie des années 1950. Elle a conquis de haute lutte le milieu intellectuel où les hommes dominent et elle raconte ici sans fard ses engagements, les difficultés du combat et les doutes qui l’ont habitée. Pour Leylâ Erbil, l’enjeu était double : avoir une digne existence, tout en militant pour la liberté. Sexuelle, par exemple. Un combat sans fin. « Je parcours les livres qu’Halûk m’a prêtés. Dans la sacoche, j’ai découvert des tracts manuscrits et diverses brochures. J’ai brûlé le tout. En ce moment, je lis Le Capital résumé par Gabriel Deville. La traduction d’Haydar Rifat est dédiée à Sejherzade Edip Izzet. Comme ils étaient romantiques, ces anciens traducteurs. »
Scandale
Si, dans la Turquie de la jeune Erbil, être aperçue attablée dans un café avec ses amis est cause de « scandale familial », la notion de ce qui est ou non « scandaleux » mérite un éclaircissement que le romancier et essayiste des mœurs Jean Claude Bologne apporte dans son Histoire du scandale (Albin Michel, 2018). Fruit du dévoilement de ce qui doit rester secret ou de la divulgation de ce qui peut ne plus l’être, le scandale est né parce qu’un Dieu a livré son Fils à la mort sur une croix. C’est le scandale initial, à moins qu’il ne soit dû à certaine pomme offerte par un serpent à un couple sans malice… Jean Claude Bologne nous confirme que l’on n’a attendu ni Dreyfus ni WikiLeaks pour affronter ce qui défait notre raison, offusque notre sens de la justice ou bat en brèche les valeurs dont nous aimerions qu’elles soient intangibles. Mais puisque toute civilisation débute par un fait scandaleux, serait-ce que le scandale est moteur ?
Vie secrète
« On peut se cacher sans avoir rien à cacher. » Avec Les Îles, Jean Grenier (1898-1971) a donné l’un de ses plus beaux textes. Le livre date de 1933. En 1959, une nouvelle édition parut avec une préface d’Albert Camus, qui tenait le livre pour l’un de ses plus grands émerveillements. C’est cette version que le peintre Ladislas Kijno, lui-même ancien élève du philosophe Grenier, décida d’illustrer. Il en choisit des fragments qu’il enrichit de ses fameux papiers froissés et peints (préface de Renaud Faroux, Somogy, 2018).
Le peu d’intimité
La librairie du Globe, qui se consacre à la culture russe, a publié un album terriblement attachant intitulé L’Appartement. Un siècle d’histoire russe. Il est dû à Alexandra Litvina pour les textes et à Ania Desnitskaïa pour les dessins. On y suit la saga familiale des Mouromtsev depuis la date de leur emménagement, en 1902, dans un immeuble russe jusqu’en 2002. Toutes les décennies, un dessin et un récit synthétisent l’ambiance générale, le mode de vie et les avanies de chacun. L’appartement bourgeois de 1902, devenu collectif en 1917, a été transformé en café avec wifi en 2002. Passé la révolution, les guerres, les arrestations de l’Okhrana et du NKVD, restent des vies parfois écrasées, souvent défuntes. Aussi touchant que Soir de la mémoire de Christian Bachelin, qui décrit si merveilleusement la mélancolie qui nimbe l’appartement d’une mère hébétée par l’âge. Mais là, on est à Compiègne (préface de Valérie Rouzeau, La Table ronde, coll. « La Petite Vermillon », 2018).
« Chamanisme noir »
Olivier Apert, l’un de ses deux postfaciers, parle de « chamanisme noir » pour raconter l’œuvre d’Odile Massé, dont deux livres paraissent à L’Atelier contemporain : La Nue du fond (2018) et L’Envol du guetteur (2018). Le second exégète, Claude Louis-Combet, relève « la confluence d’une matière psychique parfaitement sombre, d’une image du monde rigoureusement désolante et d’une écriture limpide ». Un corps de jeune femme, une ogresse primordiale, un fils, une mère, des chœurs antiques de chiens ou d’oiseaux, la brutalité du désir et son irrémédiable débordement, l’intimation de l’inconscient, les barrages qui cèdent et les échappatoires de folie… Odile Massé sait jouer des affres et les mettre en mots. « Ah quand je sens des mains quand je sens des mains comme ça sur mon dos quand je sens des mains ça me fait des envies. » Comme Perrine Le Querrec sur Le Plancher (L’Éveilleur, 2018), Odile Massé dit avec netteté le malaise des esprits.
« Ouah ! ouah ! »
Dans la correspondance qu’échangèrent deux figures historiques de La Quinzaine littéraire, Pascal Pia (1903-1979) et François Caradec (1924-2008) (édition de Patrick Fréchet, Du Lérot, 2018), il est également beaucoup question du plaisir. Plaisir de la recherche bibliographique et de la trouvaille, plaisirs de la vie, plaisirs de l’esprit. En janvier 1969, Caradec écrit : « Je reçois des tonnes de cartes de vœux où chacun s’ingénie à oublier la symbolique des nombres : le mauvais goût lui-même n’a plus de cours chez les voyous. » Occupés à décrypter les personnages du roman à clés d’Harry Alis Hara-Kiri (L’Esprit des péninsules, 2000) ou lancés sur les traces de la biographie d’Isidore Ducasse que Caradec publie en 1975 à La Table ronde, ces deux précurseurs de l’histoire littéraire du siècle dernier échangent sur des sujets qui sont toujours investigués cinquante ans plus tard. Grands esprits sachant se divertir, les deux érudits rivalisent de facéties, c’est plaisant. Pia, qu’on imaginait moins gamin, adresse même un post-scriptum au chien Poum. « Ouah ! ouah ! » en substance. 1968 est passé par là. « Naturellement, ma fille veut devenir libraire, écrit Caradec. Je ne m’étonnerais pas si elle reprenait du service dans les services de dépavage… J’irai l’aider à descendre quelques vitrines. » On a beau l’esquiver, Mai 68 trouve toujours à s’imposer…
Eric Dussert
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