Parler du livre est une délectable occupation, les réseaux sociaux en ont bruissé durant tout le confinement, preuve que les lecteurs ne peuvent s’empêcher de clamer leur frustration lorsqu’ils ne sont plus approvisionnés. Et ce qui confine à l’angoisse empreint vite ce peuple fébrile, à tel point que les libraires connaissent une ère de vaches grasses depuis bientôt plusieurs mois. Cette fascination partagée pour le livre, qui se mue en une véritable mystique parfois, prouve que notre attachement à cette parfaite nef de nos curiosités et de nos émotions est anthropologiquement profond. En témoigne, au moment de clore cette rubrique consacrée à ce codex de nos cœurs, la difficulté d’établir un choix parmi la production sans cesse renouvelée sur la question…
Virgule
Deux expositions nous ont offert d’excellentes occasions de retrouver des personnalités remarquables de la codicologie universelle : Geoffroy Tory de Bourges (1480-1533), humaniste typographique, inventeur de la virgule et des règles de la mise en page classique — toujours efficaces en termes de lisibilité — et notre presque contemporain Lucien Jacques (1891-1961), « sourcier de Giono », éditeur sous la marque des « Cahiers de L’artisan », traducteur de Moby Dick, graveur et homme du Contadour. L’un fut célébré en sa ville de Bourges (bibliothèque de Bourges, 2019), l’autre à Marseille (Mucem, 2020), preuve que le livre n’a ni patrie ni époque particulières. Deux magnifiques catalogues illustrés ont paru. Le premier a permis de réunir autour de Rémi Jimènes la crème des historiens du livre, le second éclaire tout aussi efficacement une figure discrète mais cardinale des lettres du siècle dernier, poète dès 1918, que l’on trouve racontée par Sylvie, la fille de Giono, et par Jean-François Chougnet qui rappelle ses relations avec le milieu prolétarien de Poulaille et de Marcel Martinet. Sa poésie reste à redécouvrir — mais ses éditions sont très bien connues des bibliophiles un tant soit peu malins…
Crâne
Il est un fait que les bibliophiles éprouvent toujours une dilection marquée pour les recoins de l’histoire du livre. Et ils apprécient particulièrement celui où se regroupent les curiosa ou « curiosités ». Parmi celles-ci, le domaine macabre est l’un des plus riches avec ses reliures « aux larmes », aux crânes ou aux tibias encroisés. Les thématiques funèbres composent un champ d’une grande variété. Depuis longtemps, le Livre et la mort sont étroitement liés, comme le prouve l’évangéliaire de saint Cuthbert, un manuscrit anglosaxon du début du VIIe siècle préservé pour avoir été confié au cercueil de Cuthbert de Lindisfarne en 687. Le Livre & la Mort, XIVe-XVIIIe siècle est le colossal catalogue de l’exposition organisée par les bibliothèques Mazarine et Sainte-Geneviève en 2019. Édité par les éditions des Cendres, il propose un panorama synthétique des rapports de l’imprimerie et de ses interventions relatives à la camarde, depuis l’écriture de la mort à la fin du Moyen Âge en passant par l’extraordinaire fantaisie des danses macabres, des éloges funèbres, faire-part de décès, livres de prière, ars moriendi, memento mori et toute l’immense variété des représentations graphiques de la mort. L’ensemble est captivant. Il prouve que, décidément, l’homme ne pense qu’à ça.
Fibre
Le livre est-il écologique ? (WildProject, 2020). C’est la question que pose judicieusement un groupe de passionnés à toute la filière du livre dont on sait à quel point elle peut être inconséquente — parlons par exemple de la pratique idiote du pilon… À travers trois problématiques (l’écologie matérielle, l’écologie sociale et l’écologie symbolique ou de contenu), l’Association pour le livre écologique souhaite « proposer une manière à la fois alternative et complexe de penser les liens entre l’écologie et le livre ». Sont évoqués les questions de la surproduction et de la fabrication, en particulier, des papiers (7 % de la consommation nationale) avec un forestier du wwf France, Daniel Vallauri, qui signalait l’attitude désinvolte du milieu dans de précédentes études, Les Livres de la jungle. L’édition Jeunesse française abîme-t-elle les forêts ? (2018) et Vers une économie plus circulaire dans le livre ? (2019). L’édition est dans le viseur : plastique, poids carbone, métaux lourds dans les encres, etc.
Papier
L’une des problématiques permanentes du livre et de l’écrit est celle, particulièrement taraudante, de leur sauvetage. Le moine franciscain Herman Van Breda (1911-1974), qui n’a pas laissé une œuvre philosophique importante, a peut-être fait beaucoup mieux en se consacrant au sauvetage des papiers de Husserl. Une aventure à rebondissements entre déménagements et bombardements, qu’il racontait lors d’un colloque de 1956 : « Ainsi s’ouvrit en novembre 1940 une nouvelle période dans l’histoire du sauvetage de l’œuvre posthume de Husserl. Pour la deuxième fois, en moins de deux ans, les circonstances nous imposaient en effet la tâche ardue de soustraire cette œuvre aux nazis et d’en assurer la valorisation. » (Sauver les phénomènes, Allia, 2018.) Pas de livre sans son serviteur.
Affolement
Parmi eux, volontiers synthétique, le polygraphe allemand Burkhard Spinnen, qui craint que le livre ne disparaisse au profit de son pâle ersatz électronique. Impossible de partager ses craintes, trop souvent émises par une foule de Cassandre. Saluons toutefois la sublimation de son angoisse — il va jusqu’à comparer l’éventuelle disparition du livre à celle du cheval remplacé par le moteur à explosion — muée en une nouvelle apologie : Le Livre (Piranha, 2019), un recueil qui, de chapitre en chapitre, figure le codex dans ses postures et ses lieux les plus remarquables : le livre brûlé, perdu, offert, volé, interdit, la première édition, la librairie d’ancien ou moderne, le bibliobus et même le meuble de bibliothèque. C’est un voyage sentimental sur des terres que nous fréquentons tous avec gourmandise, un vade-mecum pour les plus jeunes aussi, où se trouve « Le livre compilé ». À la réflexion, n’y manque qu’un chapitre sur la plus térébrante des manies : le livre mis en fiche.
Fiche
Autre amateur de fiches, le bibliothécaire russe Lev Rubinstein (né en 1947 à Moscou) invente le « texte-sur-fiche », une nouveauté digne de jaillir d’un cerveau bibliothéconomique. Son but : forger un samizdat nouveau, au carrefour des pratiques du haïku, du cut-up et de la fragmentation extrême, cette tendance forte des littératures d’avant-garde qui se débrouillent finalement toujours pour cristalliser sous forme de codex, puisqu’il leur faut bien se transmettre. Pas encore aussi audacieux que le livre en feuilles à lecture aléatoire de Marc Saporta (Composition n° 1, Le Seuil, 1963), l’anthologie La Cartothèque (traduction d’Hélène Henry, Le Tripode, 2018) se referme donc comme un livre simple, ce qui reste toujours une promesse de retour.
Eric Dussert
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