La rencontre entre la poète de Croquis-Démolition1 et de Ceux du lointain2, Patricia Cottron-Daubigné, avec l’artiste Mélissa Fries, qui revendique « rest[er] à l’écoute des convulsions du réel », apparaît dans ce livre comme une féconde évidence.
Le livre s’ouvre sur une série de onze dessins de Mélissa Fries, jeune artiste née en Martinique, qui vit et travaille en Alsace. On est saisi d’abord par cette entrée généreuse où le corps de la femme/ des femmes (« une en toutes ») se multiplie ou se divise en se reproduisant. Le mot collectif « broussaille », un singulier pour un pluriel, revendique ce désordre qui sature la page en son bouillonnement noir ou coloré alors que des collages introduisent d’autres formes de représentation. Ni peigne ni brosse, on enchevêtre, on additionne.
En ce kaléidoscope, on ne sait qui contient/qui est contenu : souvent la forme courbe et fœtale rappelle l’enfantement. Le monstre n’est pas loin non plus dans la prolifération : un œil, un sein se reproduisent, comme les détails détachés du corps morcelé, réveillant une peur enfantine face aux êtres hybrides, satisfaisant aussi, paradoxalement, le règne d’un foisonnement fécond qui occupe tout l’espace.
Chaque dessin est précédé d’un calque portant des mots manuscrits, légendes ou naissances de poèmes, qui ne masquent pas les œuvres mais les étayent de leurs tracés noirs : « Le maquis des nuits appelle le poème. »
Les trois sections de l’ensemble de poèmes qui suit évoquent dans leur titre un « coffret inséré » dans la première partie, qui deviendra « coffret refermé » dans la troisième. Le titre de la deuxième section, « coffret secret, bois de rose et santal », nous rapproche du Coffret de santal de Charles Cros dont le poème préface annonçait : « Bibelots d’emplois incertains, / Fleurs mortes aux seins des almées, / Cheveux, dons de vierges charmées, / Crépons arrachés aux catins, // Tableaux sombres et bleus lointains, / Pastels effacés, durs camées, / Fioles encore parfumées, / Bijoux, chiffons, hochets, pantins, // Quel encombrement dans ce coffre ! »
Dans la première section, le coffret contient cette peur qui ressurgit du « temps des retables » ou des « gargouilles »… Le poème se nourrit du passé comme de l’imaginaire : sorcières ou sirènes, femmes craintes et condamnées, brûlées, éliminées.
La poète rend leurs voix aux identités perdues que les dessins laissent entrevoir. « [G]énitrices d’oiseaux / aux grands yeux », les femmes enfantent des êtres dont elles ne maîtrisent ni l’apparence ni le destin.
À la parole mythique et fondatrice de retordre les représentations pour qu’aucun discours logique ne les enferme. Voici une féminité accrue dont on ne craint ni les excès ni la capacité de modeler le monde.
je mange avec les doigts
les mots viennent mieux
si je les palpe longtemps
Le rapport vivant au corps, qu’il soit de plaisir ou de douleur, gagne la matière du texte : comme les membres déplacés, agrégés sur la page, les mots sont une pâte malaxée, mise en forme, pour qu’elle entre dans la composition jouissive ou tourmentée. Vénus, délivrée du coquillage, revient à ses amours premières, charnues, et s’émancipe en « ivresses nombreuses », baroques, orgiaques – librement consenties. De ces pluriels, une femme jaillit qui englobe et reconnaît toutes les autres par débordements successifs de son identité.
ô belle fente étirée
des corps aimés femme
une en toutes
La jouissance sexuelle en est la matrice constante. Le coffret de Femme broussaille est aussi, en lui-même le secret des secrets de son corps :
Petit coffret
tilleul doré
bombé de lunes
vos lèvres tout humides
ah ! chère
votre petit cri
quand nos doigts
Si le corps féminin est si souvent fragmenté dans les poèmes et chansons, dans les traditionnels blasons, il s’agit ici de rassembler les morceaux, comme le fait l’artiste dans ses dessins-collages. C’est donc tout naturellement que la figure d’Isis apparaît :
je sais coudre les quatorze morceaux
je les réinvente en nos cathédrales
de femmes les cieux et ma tête
et toute la chair en lambeaux
Isis sut recoudre les morceaux de son frère Osiris, même s’il resta incomplet puisque manqua le précieux quinzième élément. On le retrouve ici dans une cérémonie hors du temps : « je danse des danses nocturnes / un sexe d’homme / porté en offrandes perdues ».
Le poème célèbre la force de vie, le mouvement, les métissages, la créolisation, les mondes qui se découvrent et se mêlent, « l’intraitable beauté du monde3 » : « la touche la bois m’en saoule / je remercie l’horizon / de couler en moi ».
Le « noir dahlia » récurrent, avec son « rose d’ombre » et son « matinal velours », évoque le lieu du plaisir féminin, mais on pense aussi au Dahlia noir de James Ellroy et à sa victime mutilée que personne ne pourra recoudre.
Cependant, le poème avance vers une lumière dispensée par un « œil buissonnant » :
rougeoyant pétale de fruit mûr
à éclairer la nuit
cet œil
le ventre votre bas
une trouée de lumière
Si le poème chante la découverte sensuelle du corps féminin et son affirmation, il célèbre surtout « la venue de la parole / celle des reines que nous advenons / l’une et l’autre toutes ».
bouche longue à lécher
les mots
je dépose le poème
au cœur.
1. La Différence, 2011.
2. L’Amourier, 2017.
3. Édouard Glissant et Patrick Chamoiseau, L’Intraitable Beauté du monde (Galaade, 2009).
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