Il a fallu d’abord, pour les économistes, restreindre la richesse de la forêt à une vision grossière et purement comptable, où « toute vie est réduite à sa plus pure exposition algorithmique, l’ensemble du vivant se déclinant suivant une cartographie plate de data qui s’accumulent en boucle ». À l’aune de cette comptabilité vorace, les forêts sont ainsi incluses, depuis une dizaine d’années, dans les dispositifs de REDD (c’est-à-dire les mécanismes de réduction des émissions liées à la dégradation des forêts), afin de répondre aux exigences du marché du carbone. Tel est le point actuel atteint par cette obsession occidentale de limiter le monde à un ensemble de lignes comptables qui font le miel des économistes.
Si l’auteur nous rappelle à juste titre le rôle des physiocrates dans cette mise à équivalence généralisée des territoires et des ressources qu’ils portent, il revient tout d’abord avec justesse sur un épisode célèbre que porta la terre cévenole, celui de la guerre des camisards (2 000 à 3 000 hommes), qui, au début du XVIIIe siècle, menèrent une guérilla sans merci contre les troupes (25 000 soldats) de l’intendant Basville, dont l’un des premiers soucis fut de percer des chemins pour le transport des troupes et des matériels militaires. Malgré les efforts de Basville pour tracer des « pénétrantes » traversant les Cévennes, les camisards et leurs familles résistèrent au-delà des décennies à la puissance étatique. Cette guérilla de « fanatiques » fut au fond l’insurrection de tout un peuple et la défense « commune d’un territoire en guerre ». Territoire non seulement géographique, mais aussi imaginaire, « puisqu’il dépassait largement les seules Cévennes… »
Cette description vaut pour le siècle des Lumières, mais aussi pour notre époque : communications, comptabilités, réseaux, pour faire de notre monde un substrat homogène où installer des aménagements défunts avant d’y être advenus. Des aménagements qui se saisissent de la vie humaine afin d’en faire leur objet de profit. Ces révoltes nous parlent bien sûr au présent ; de plus en plus de groupes se réapproprient des territoires et luttent pour protéger ce à quoi ils tiennent, parce qu’il en va de leur vie même et du sens de leur existence : de la ZAD de NDDL aux luttes territoriales du Val di Susa en Italie. En notre siècle, l’aménagement de territoire – de l’espace et du temps – a pris une teneur logistique unifiant et homogénéisant la matière et le vivant, la Terre et les humains qui l’habitent, réduisant les êtres à un système de fonctions et faisant que la forêt, diversité profuse par excellence, rentre bien rangée dans l’arsenal. « La passion triste que voue l’ingénieur aux plaines désertiques, écrit l’auteur, s’effondrera tôt ou tard devant la verticalité des forêts et l’irruption des nouveaux sauvages. »
Le grand récit de l’économie verte est présenté comme le seul qui soit solide face à la crise climatique aux effets déjà tangibles. C’est donc aussi, pour les dominants d’aujourd’hui, l’affirmation que l’homme moderne devra se plier aux injonctions de la manipulation d’un monde ordonné suivant les règles de la raison – et ce au prix de la « nécessaire adaptation » aux fonctions du monde moderne et de l’arrachement à ses modes et cadres de vie présents. Depuis trois ans maintenant, le projet de RTE d’un mégatransformateur de 7 hectares à Saint-Victor, dans l’Aveyron, prévoit de regrouper et de redistribuer l’énergie produite par plusieurs centaines (de 700 à 1 000) éoliennes. Tout un monde qui refuse ce projet se retrouve là, dans une cabane, l’Amassada (ou « assemblée » en occitan), d’accord pour considérer que ce projet constitue une catastrophe pour le paysage et pour ceux qui y vivent : le constat est ainsi fait que les nœuds d’un grand réseau sont aussi les points de fragilité d’un système interconnecté (chez RTE, on parle « mystique de l’interconnexion »). S’annonce ainsi l’émergence d’une nouvelle planète qui ne saurait fonctionner sans le consentement de millions de consommateurs. De cette façon, les ingénieurs visent à créer un monde tel qu’ils veulent le voir fonctionner, où la norme devient aussi invisible que les câblages nécessaires à son fonctionnement.
Ainsi, la vision managériale tend à s’imposer comme une certaine représentation hégémonique de l’humain, nommée la « figure de l’ingénieur et du gestionnaire ». Or, affirme l’auteur de ce livre puissant, il « faudra bien choisir un jour entre des attachements à la vie et ceux qui prétendent la détruire au nom d’un universel arrachement ». Car c’est la seule politique qui vaille la peine d’être vécue. En ce sens, nous pouvons dire avec Jean-Baptiste Vidalou : « Nous ne nous laisserons plus gouverner, nous sommes la forêt qui se défend. »
Jean-Paul Deléage
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