Ce n’est pas un hasard si, depuis bientôt deux lustres (1), nous avons consacré ici plus d’articles à Resnais qu’à aucun autre réalisateur. Ce n’est pas par respect d’une carrière impeccable, ni par souci de déposer à dates régulières, comme un ancien combattant, un bouquet aux pieds du monument. C’est parce que l’on se trouvait devant un fonds peu épuisable, parce que chaque nouveau film aurait pu donner matière à de multiples décorticages, que l’on pouvait revenir sur l’œuvre en son entier sans jamais venir à bout du labyrinthe dissimulé sous la clarté apparente – Resnais, à la différence du Godard des dernières années, a toujours choisi la lisibilité, il suffit de comparer Film Socialisme et Les Herbes folles. Avec le sentiment constant de refermer la main sur une poignée d’eau, l’analyse des éléments ne pouvant jamais rendre tout à fait compte de la somme originelle ; question d’alchimie – voir l’exemple de Muriel ou le Temps d’un retour, objet, depuis sa sortie en 1963, des exégèses des plus fins critiques et dont vingt visions n’ont pu affaiblir le mystère.
On l’avait vu avec l’excellent ouvrage de Suzanne Liandrat-Guigues et Jean-Louis Leutrat, Liaisons secrètes, accords vagabonds (QL n° 923) et la croisière qu’il offrait à la découverte de l’archipel Resnais, fournissant des clés, des codes d’accès, des grilles de lecture, en se gardant de les considérer comme définitives, simple proposition de techniques d’abordage que venaient cautionner les entretiens avec le cinéaste, favorable à tous les décryptages sans en privilégier aucun. Héritage d’Hiroshima, l’étiquette « intello » a été apposée sur chaque nouveau titre, restreignant les spectateurs potentiels au petit nombre, lecteurs du Monde, abonnés à Télérama et auditeurs de France Culture, alors que rien n’interdisait à un public plus large d’y trouver plaisir : on l’a vu avec les deux millions sept cent mille entrées en 1997 d’On connaît la chanson, qui n’avait pourtant rien de profondément différent, enrobage musical excepté, de Mélo (1986) ou de Cœurs (2006), tous deux moins bien suivis. Le tintement des tiroirs-caisses n’était pas ce qui faisait courir Resnais, il n’empêche : les producteurs ne sont pas des mécènes et le cimetière de ses projets morts-nés, Flash Gordon, Harry Dickson, Kurt Weill ou Marvel Comics, serait moins encombré si son nom avait représenté une valeur marchande plus marquée aux yeux des décideurs.
Mais n’incriminons pas tous les producteurs. Jean-Louis Livi, le dernier en date, lui a permis de tourner ses trois derniers films en cinq ans, entre 2009 et 2013, un rythme inconnu depuis cinquante ans. Et, infatigable, Resnais en préparait un nouveau. La trajectoire est belle, qui se brise en phase ascendante, comme celle de Marker, son compagnon ancien – au contraire d’autres grands créateurs, comme Bresson ou Tati, mis sur la touche bien avant leur disparition. Il n’y a plus guère que Manoel de Oliveira, qui vient de commencer, à cent cinq ans, son trente-troisième long métrage, pour narguer encore le cours des choses.
Un cinéaste qui meurt juste avant la sortie de son film, l’occasion était trop belle et l’on a eu droit aux tartines prévisibles sur l’aspect « testamentaire » d’Aimer, boire et chanter, qualificatif souvent couplé avec « jubilatoire », l’oxymore étant idéal pour les slogans publicitaires. En réalité, même si son ultime plan est celui du dessin d’une tête de mort, déposé sur le cercueil de George, personnage jamais apparu, mais qui, comme toutes les Arlésiennes, constitue le point nodal de l’histoire, le film n’est pas plus testamentaire que les précédents – ou que l’aurait assurément été son prochain, Arrivée, départ. Plus que le cinéaste de la mémoire, comme on l’a tant écrit, Resnais est d’abord celui de la mort, présente du début (l’amant d’Hiroshima, la torturée de Muriel, le suicidé de Je t’aime, je t’aime) à la fin (le moribond acariâtre de Cœurs, le metteur en scène manipulateur de Vous n’avez encore rien vu), quand elle ne constitue pas le seul sujet (Providence ou L’Amour à mort). Quant à la jubilation éprouvée, elle est toute de surface, résidant dans les étincellements formels qui nous en mettent plein les yeux, de la combinatoire oulipienne de Smoking/No smoking aux astuces visuelles de Pas sur la bouche et son défilé de décors escamotables.
Comme toujours, on baigne ici dans le mal-être et la dépression, typiques de ce « voyage en malaisie » qui, selon l’auteur, aurait servi de titre à ses mémoires s’il avait pris le temps de les écrire. L’intitulé du film est une antiphrase : si l’on y boit beaucoup, on n’y chante pas – sinon sur la bande-son, dans les dernières images, lorsque Georges Thill entonne la version française de la valse de Strauss – et on s’y aime bien peu, et mal. Les six personnages – trois couples mûrs, apparemment unis, habitants sans histoire d’un village du Yorkshire(2) – vont, le temps de quelques saisons et d’une répétition théâtrale, exploser en vol, avant de se rabibocher (faussement) au finale, sur la tombe du septième, l’absent, meilleur ami de chacun et ancien amant de chacune. La détresse du ratage, les petits arrangements avec les illusions enfuies, le thème n’est pas neuf, il est même constitutif de l’univers d’Alan Ayckbourn, dramaturge anglais à l’origine de Smoking… et de Cœurs, qui arpentaient déjà ces mêmes territoires. Pour le renouveler, Resnais a choisi le dépouillement et l’artifice : deux ou trois personnages, jamais plus, jouant frontalement (la caméra occupant presque constamment la place du spectateur de théâtre, ce qui n’autorise pas les contrechamps) devant des pendrillons de couleur neutre, tous les autres constituants de décor, à part les chaises, tables et nains de jardin, étant faux, massifs de fleurs en bois découpé ou horloges peintes sur les murs.
Rien pour détourner l’attention : ce qui importe, ce sont les acteurs, longuement filmés en continu, comme chez Guitry dont on sait l’influence que son cinéma eut pour lui - son dernier entretien, paru dans le numéro d’avril de la revue Positif, nous apprend que le découpage ne compte que cent cinquante plans, chiffre bas pour une durée de 108 minutes –, et ce qu’ils ont à nous dire sur les égarements de leurs cœurs et de leurs esprits, jalousie, tromperie, désamour, éternels composants des tragédies et des vaudevilles. Aux pensionnaires de sa troupe, Sabine Azéma, André Dussolier, et aux sociétaires, récents, Michel Vuillermoz, Hippolyte Girardot, ou anciens, Caroline Silhol (La vie est un roman, 1982), Resnais a joint Sandrine Kiberlain, comme d’habitude remarquable et qui s’intègre sans effort à la bande de comédiens complices, tous rompus à la partition propre au cinéaste – on sait que la musicalité des voix comptait dans ses choix avant tout autre élément. À travers cette austérité, toiles peintes et drame en hors-champ (tout ce qui fait avancer l’action se passe en coulisse), admise dès la première minute, dans le long échange entre Girardot et Azéma, Resnais atteint à la vérité la plus profonde, même s’il est encore trop tôt (comme pour chacun de ses films, trois ou quatre visions sont nécessaires pour peler l’oignon) pour déchiffrer tous les arrière-plans de ce dernier trompe-l’œil, auquel « Théâtres publics et théâtres privés », le titre initial de Cœurs, aurait parfaitement convenu.
Au cimetière du Montparnasse, la tombe de Resnais, à quelque dizaines de mètres de celle de Jacques Demy, jouxte celle de Nicole Vedrès, qui le fit débuter, en 1948, comme monteur de son Paris 1900. Hasard ou volonté délibérée de boucler la boucle ? On ne sait, mais on se doit de saluer cet ultime et réjouissant clin d’œil en forme d’« Au rendez-vous des amis ».
- Et au-delà, cf. QL n° 639.
- Identique ou presque à celui de Smoking. Seule différence : les dessins du film de 1993 étaient de Floc’h, ceux du film de 2013 sont de Blutch – toujours les choix éclairés du fondateur du Club des bandes dessinées.
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