Véronique Bergen : Invalidant l’image d’un capitalisme pacifique, vous pointez la réversibilité de l’économie et de la guerre à l’œuvre dans le capital. Comment le capital, dont 1492 figure le coup d’envoi, a-t-il au fil du temps capturé les machines de guerre, l’État, la monnaie, afin d’asseoir la « gouvernance de l’économie-monde » ?
Éric Alliez et Maurizio Lazzarato : Le « doux commerce » supposé se substituer à la guerre est un conte de fées dont nous nous sommes efforcés, après Marx, de tirer toutes les conséquences. En effet, tout au long du XIXe siècle, le « calcul civilisé » de l’économie ne va aucunement se substituer à « l’impulsion sauvage » de la guerre, il va tout au contraire déchaîner une guerre civile généralisée pour transformer la population en force de travail soumise. Il va aussi précipiter l’État-nation dans un nouveau type de guerre : la guerre impérialiste totale, qui est inextricablement guerre interétatique, guerre économique, guerre civile et guerre coloniale, guerre contre-révolutionnaire et guerre de subjectivité puisqu’il faut compter avec la révolution russe et ses ondes de choc.
La continuation de l’« accumulation primitive » dans la période du libéralisme triomphant se manifeste par l’intensification de la colonisation interne et de la colonisation externe qui va couvrir la presque totalité de la planète. C’est la double face de l’économie-monde du capitalisme depuis 1492, l’année de la « découverte » de l’Amérique et du départ donné à l’entreprise de pacification productive et reproductive qui est le but de guerre du capital comme « relation sociale ».
La critique de l’économie politique est donc insuffisante dans la mesure où l’économie « libérale » ne remplace pas la guerre mais la continue par d’autres moyens. Ceux-ci passent nécessairement par le pouvoir de l’État, depuis son appropriation des machines de guerre féodales parallèle à l’organisation nationale de l’impôt, et avec la révolution militaire qu’il va piloter sur l’ensemble du territoire. L’après-Révolution française sera caractérisée par la réussite de la bourgeoisie dans la réorganisation aussi bien de l’État que de la machine de guerre autour des intérêts du capital, et par l’échec des mouvements révolutionnaires qui tenteront, tout au long du XIXe siècle, de s’approprier et de transformer la machine de guerre et l’État.
Mais, à partir des années 1870, et sous le coup surtout de l’accélération brutale imposée par la « guerre totale », le Capital ne se contente plus d’entretenir un rapport d’alliance avec l’État et sa machine de guerre. Sous hégémonie du capital financier, il commence à se l’approprier directement en le transformant en conséquence. C’est avec le néolibéralisme que ce processus de capture de la machine de guerre et de l’État est pleinement réalisé. La machine de production ne se distingue plus de la machine de guerre qui intègre le civil et le militaire, la paix et la guerre dans le procès unique d’un continuum de pouvoir isomorphe à toutes ses formes de valorisation.
V. B. : À l’exception de Foucault et de Deleuze et Guattari qui ont remis à l’ouvrage des réflexions sur le mode de guerre inhérent au capitalisme, vous soulignez le déficit de la pensée 68 quant à cette question. Votre essai s’ouvre par une introduction articulée en trente points, intitulée « À nos ennemis ». Pouvez-vous déployer les opérateurs centraux que vous mobilisez ? Par exemple, votre analyse de la normalisation des modes de vie, du biopolitique, de ses techniques disciplinaires, de contrôle ensuite en termes de guerre civile plutôt qu’en termes de lutte de classes ? Ou encore l’indiscernabilité du welfare et du warfare ?
É. A. et M. L. : L’origine du welfare ne doit pas être cherchée uniquement du côté de la logique assurantielle du travail, mais aussi dans la logique de la guerre totale qui impose une nouvelle forme de gouvernementalité « fordiste » à l’ensemble de la société. Il a fallu que l’énorme militarisation de la première guerre mondiale soit « démocratiquement » reterritorialisée par et sur le welfare comme contrepartie à l’impôt du sang, arraché par la lutte. Le warfare poursuit par d’autres moyens sa logique biopolitique dans le welfare en réaction à la révolution d’Octobre et à la perspective d’une « guerre civile finale» relancée par la crise de 1929.
Le projet américain de welfare capitalism dans l’après-Seconde Guerre mondiale repose sur l’intégration de cette immense militarisation des sociétés occidentales dans un nouveau cycle économique qui commence par les plus grandes grèves de l’histoire des États-Unis, auxquelles va répondre la recapitalisation sociale de l’État dans une guerre que l’on dit froide. C’est l’ensemble de ces dispositifs de contrôle qui va se lézarder tout au long des années 1960 avant de cristalliser dans l’étrange révolution de 68. Dès lors, penser en termes exclusifs de lutte des classes en son acception marxiste polarisée sur l’antagonisme Capital/Travail avec la classe ouvrière comme seul sujet politique, c’est maintenir sur le terrain de l’entreprise de pacification dont la classe ouvrière a été la première « victime » la multiplicité des guerres de sexes, de races, de civilisations, de subjectivités et de classes mettant en jeu tout un nouveau prolétariat mondial… Le paradoxe étant que c’est « 1968 » qui nous impose de penser cette multiplicité constituante de guerres en renvoyant « la » guerre au seul point de vue de l’État, et que c’est aussi ce que la « pensée 68 », qui n’avait sans doute pas pris la mesure de la fermeture de la parenthèse toute stratégique du réformisme du capital, échoue largement à penser.
V. B. : Vous saluez Foucault, Deleuze et Guattari pour avoir non seulement renversé la célèbre formule de Clausewitz (« la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ») mais pour avoir redéfini les concepts de guerre, de politique. Quelles sont pourtant les limitations de l’analyse foucaldienne ? Et comment entendez-vous dépasser les impuissances auxquelles conduisent la micropolitique, les « devenirs mineurs » de Deleuze et Guattari ?
É. A. et M. L. : Foucault ne renverse pas la formule de Clausewitz, il dit que c’est bien plutôt Clausewitz qui a renversé l’idée diffuse selon laquelle la politique était la continuation de la guerre civile par d’autres moyens. C’est cette idée que Foucault renonce à poursuivre à la fin de son cours au Collège de France de 1976 – Il faut défendre la société – et que nous reprenons en repensant à nouveaux frais cette « guerre des races » qu’il situe alors dans une histoire étroitement eurocentrique, en lui associant la « guerre contre les femmes », et en reprenant l’enquête sur la gouvernementalité biopolitique du libéralisme et du néolibéralisme placé par le philosophe, avec l’art de ne pas trop gouverner, sous le signe d’un homo œconomicus étrangement hayekien. La question est pour nous celle d’une imbrication de la guerre dans la politique et du politique dans la guerre qui épouse tous les mouvements du capitalisme. La politique n’est plus, comme chez Clausewitz, celle de l’État, mais politique de l’économie financiarisée imbriquée dans la multiplicité des guerres qui se déplacent et font tenir ensemble la guerre de destruction en acte avec les guerres de classes, de races, de sexes. Bref, dans ses « pratiques concrètes », la gouvernementalité ne remplace pas la guerre.Elle organise, gouverne, contrôle la réversibilité des guerres et du pouvoir.
C’est pourquoi la microphysique foucaldienne et la micropolitique de Deleuze-Guattari ne peuvent que perdre leur force théorique et politique si l’on veut ignorer le continuum entre guerres, économie et politique. S’il est vrai, comme Deleuze et Guattari l’ont toujours affirmé, que la micropolitique doit nécessairement passer dans la macropolitique sous peine de ne pas exister, c’est aussi parce que cette dernière dépend des nouvelles modalités et « intersectionnalités » des guerres civiles de classe, de races et de sexes. Ce qui nous amène à penser que le concept de « minorité » ne prend pas suffisamment en compte la dimension conflictuelle dans laquelle s’actualise le devenir. Si les « devenirs mineurs » ne prolifèrent pas sans êtres porteurs de possibles « guerres de subjectivité » avec d’autres minorités, il faut concevoir les machines de guerre révolutionnaires comme des milieux de coopération pour être à même de s’opposer plus efficacement à la logique majoritaire qui régit le capitalisme et ces nouveaux fascismes qui s’organisent sur le terrain de la subjectivation de toutes les guerres civiles.
V. B. : Une de vos percées décisives a trait à l’analyse du capital comme mode de production mais aussi de destruction. Dans une tension serrée avec les analyses de Bruno Latour, vous redéfinissez l’Anthropocène par le terme de Capitalocène, lequel est Thanatocène. La « crise écologique », les causes du dérèglement climatique, de la destruction des écosystèmes de Gaïa, ne renvoient pas à l’homme en général, aux Modernes mais à l’entreprise de domination de la Terre et d’exploitation illimitée des ressources mise en œuvre par le capitalisme. Pouvez-vous expliciter en quoi cette différence de constat modifie radicalement la pratique des luttes que nous pouvons mener contre l’écocide du Capitalocène ?
É. A. et M. L. : Faut-il rappeler que le capitalisme n’est pas un « mode de production » sans être en même temps ce « mode de destruction » qui aura commencé par viser les hommes et toute espèce d’habitat ? Aussi, toutes les analyses et propositions politiques qui font – si l’on ose dire – l’économie du capitalisme et préfèrent invoquer la responsabilité de l’Homme, de l’Espèce, ou de la Modernité nous semblent-elles (quand elles ne sont pas « intéressées ») assez désarmantes. On atteint à la science-fiction lorsque Bruno Latour substitue à la guerre environnementale menée par le capitalisme une guerre nécessairement plus diplomatique entre « humains » et « terriens », supposée nous mettre en meilleure position de négociation. On restera ici schmittien : on ne fait pas la guerre sans commencer par nommer clairement l’ennemi. Ce que n’ont jamais manqué de faire les luttes écologiques « près du terrain » et les mobilisations internationales qui les ont accompagnées : nous n’avons donc aucune leçon à leur donner.
V. B. : Déboutant la doxa libérale qui disjoint les deux termes, Deleuze a dégagé les alliances entre capitalisme et néofascismes. Cette complicité est en droit et en fait possible dès lors que le capital est en soi antidémocratique. Comment, face à ces deux logiques qui convergent (capital et nouveaux fascismes), dessiner un front fractal, réticulaire, de luttes, composer des machines de guerre anticapitalistes qui, nourries par les Indignés, Occupy Wall Street, les mouvements alternatifs, les zadistes, les levers révolutionnaires du Chiapas…, ne soient pas recyclées dans le sens du Léviathan capitaliste ? En lame de fond de votre ouvrage, on a l’impression qu’à un certain optimisme conceptuel correspond un pessimisme en ce qui concerne la praxis comme si la scène d’un affrontement entre un capital volant « de victoires en victoires » et des luttes écrasées, défaites, était vouée à se perpétuer.
É. A. et M. L. : Les mouvements qui se sont développés et multipliés tout au long de la séquence néolibérale ont radicalement rompu avec la tradition communiste, c’est-à-dire avec la forme-parti et le type de militance que le léninisme victorieux avait su imposer à l’échelle mondiale. Proche en ceci de 68, ces mouvements sont plus proches de l’« esprit » de la Commune de Paris de 1871. Le « retour du refoulé d’avant le bolchevisme » (comme parle Guattari) se manifestant par « les barricades, la fraternité, la générosité, la libération de l’individu, le refus de toute forme de hiérarchie et de contrainte, l’exaltation collective, le rêve » se poursuit et s’enrichit dans les expériences des luttes et des collectifs qui font la richesse de notre présent. La réémergence de « ces thèmes enfuis de longue date » constitue sans aucun doute la force de ces mouvements d’émancipation, par ailleurs marqués par une très grande faiblesse stratégique. Si l’avant-garde du prolétariat, le révolutionnaire de profession, le parti, la conscience de classe, etc., sont des mots d’ordre qui appartiennent désormais à l’Histoire, les questions du pouvoir et de la guerre par lesquelles la révolution d’Octobre, il y a tout juste un siècle, a répondu aux échecs des révoltes et des soulèvements du XIXe siècle, et notamment de la Commune, méritent, quant à elles, d’être reprises. Ne serait-ce que pour interroger le rapport entre « émancipation » et « révolution » que nous impose aujourd’hui la course folle du néolibéralisme. Et c’est précisémentparce que la « coupure léniniste » n’empêcha pas « la résurrection d’un capitalisme d’État dans le socialisme lui-même » que cette question des ruptures stratégiques sera au cœur de notre second volume, Guerres et révolution.
Véronique Bergen
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