Nul doute pourtant, s’il avait découvert lors de son passage un tel programme, qu’il l’aurait suivi ; même si le cinéma apparaît peu dans son Journal (une trentaine d’occurrences en 1 500 pages), ce sont souvent des films italiens qu’il va voir, et Francesca Bertini (qu’il écrit Restini, erreur non rectifiée) est le seul nom d’acteur qu’il cite, Chaplin excepté. Aurait-il apprécié les arrière-petites-filles de ses adolescentes rêveuses, Fermina Marquez, Rose Lourdin ou Rachel Frutiger, que nous offrent à foison les cinéastes italiens ? Sans doute. Impossible de demeurer insensible devant la grâce de ces visages inconnus de ce côté des Alpes, ces Olivia Magnani, Valentina Lodovini, Alice Palazzi, Valentina Solarino, croisées d’un film à l’autre et qui auraient certainement éveillé chez lui la même émotion et les mêmes accents que la nonnain d’Aux couleurs de Rome…
Cette nonnain qu’aurait pu incarner Victoria Larchenko, mince et fragile Ukrainienne au regard limpide et au teint de roses et de lys, héroïne de La bella gente, film d’Ivano De Matteo, qui a obtenu haut la main un Grand Prix mérité (doublé d’un Prix des exploitants, ce qui laisse espérer qu’il n’ira pas immédiatement grossir les rangs des œuvres en attente au Purgatoire). Prostituée de bord de route, elle est recueillie contre son gré (quasiment kidnappée) par un couple de quinquagénaires progressistes et aisés, qui l’installent, le temps des vacances, dans leur résidence de campagne pour l’arracher aux corrections de son protecteur slave. L’épouse travaille dans un centre pour femmes battues, l’époux est un compagnon de route du Parti, l’hébergement ainsi offert est une réaction normale pour des consciences de gauche responsables – même si l’application du bel élan n’est pas si simple : il y a les amis voisins, moins empathiques, la fiancée du fils qui voit mal (peut-être a-t-elle lu L’Invitée de Beauvoir) la présence, même mutique et neutre, de l’intruse, les hommes du village qui ont tous couché avec elle et apprécient la situation, etc. Au fil des jours, le ver grignote, les certitudes fléchissent, le soupçon grandit et, avant que le drame n’éclate, la jeune fille est mise dans un train pour la ville, où elle pourra se prostituer derechef pendant que ses bienfaiteurs retrouveront leur tranquillité un temps menacée. Le sujet est fort, il est surtout remarquablement traité pour un premier film : aucun schématisme ni dans les comportements ni dans le déroulement de l’intrigue, le scénario développe toutes les situations possibles avec une justesse étonnante et la fausse conscience hypocrite est parfaitement montrée en évitant la lourdeur de la dénonciation. Tous sont de bonnes gens qui, après cette belle action, reprendront leurs activités là où ils les avaient laissées. Le film a été tourné en quelques semaines, avec trois décors naturels et des bouts de ficelle, il n’a trouvé aucun distributeur en Italie même, illustrant la déclaration liminaire d’Ettore Scola, président d’honneur du festival, « J’ai vu à Annecy des films de chez nous que je n’ai jamais réussi à voir en Italie ». On voit combien des Rencontres comme celles-ci sont nécessaires et profitables.
L’autre film multilauré (Prix spécial, Prix d’interprétation féminine pour Patrizia Gerardi) avait été déjà remarqué à Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs. L’amateur de films italiens, particulièrement peu favorisé cette année – Jean A. Gili, délégué général, rappelait que seulement quatre titres italiens ont été proposés en France depuis janvier dernier – a donc quelques chances de voir La Pivellina, signé Tizza Covi et Rainer Frimmel. L’argument tient en une phrase : une enfant de 2 ans abandonnée par sa mère est recueillie quelque temps par des forains dans leur campement de la banlieue romaine. Encore une adoption provisoire, comme dans le film précédent, mais antithétique : pas de conscience, bonne ou mauvaise, chez ces marginaux, pas d’interrogations, ce qui doit être fait est fait ; on nourrit Asia avec les moyens du bord, on l’habille avec ce qu’on trouve, on en fait une petite sœur d’occasion, « qu’on aime et qu’on défend contre les quatre vents », comme chantait Brassens. L’hiver romain est rude, les flaques d’eau servent de terrain d’aventures, mais la chaleur humaine permet de tenir. À la lettre, on est en plein néoréalisme – acteurs non professionnels, tournage dans les roulottes où ils habitent, point de vue documenté. À l’arrivée, on a assisté à un conte de fées sans misérabilisme, où la solidarité n’est pas un principe, mais un acte minimal. Tout est juste, même le jeu de l’enfant, capté assez miraculeusement – et la non-actrice principale est une nature d’une qualité rare. Ah, la brava gente !
Sur le plan des premiers films, le cinéma italien est aussi riche, en proportion, que le cinéma français – une quarantaine de titres par an – et Annecy est un bon mesureur de sa diversité, puisque alternaient dans la compétition fable futuriste, comédies de mœurs, polars, drames, parfois très réussis (Aria, Valerio D’Annunzio, belle interrogation sur l’identité sexuelle), parfois moins. Il n’est pas certain que l’on trouverait un éventail thématique aussi ouvert dans un cinéma hexagonal plus porté vers l’« auteurisme ». Mais, outre ce panorama cousu de jeunesse, étaient présentés quelques titres signés par des réalisateurs confirmés, même si leurs noms n’ont pas toujours franchi les montagnes – Giuseppe Piccioni, Davide Ferrario, Pupi Avati, Felice Farina. On ne peut que s’étonner de ce qu’un film aussi puissant que Giulia no esce la sera (Piccioni), portrait d’une maîtresse-nageuse le jour, emprisonnée la nuit, et qui cherche sa seconde chance, assuré par une Valeria Golino impressionnante, n’ait pas trouvé de distributeur français depuis 2008. Tout comme Tutta colpa di Giuda (Ferrario), daté de la même année, réjouissante comédie tournée avec de vrais prisonniers de la prison de Turin qui montent une Passion musicale peu orthodoxe sous la direction d’une sorte d’Esmeralda tenant trente Quasimodo sous son charme (1). Tout comme, enfin, le premier film d’Alessandro Baricco, également de 2008, Lezione 21, coproduction italo-anglaise, dans laquelle John Hurt, du haut de sa chaire, démontre à ses étudiants pourquoi la Neuvième de Beethoven fait partie des 141 chefs-d’œuvre les plus surestimés de l’Histoire. Démonstration éblouissante, Baricco étant aussi fin musicologue que romancier, à plusieurs niveaux de narration, qui mêle les époques, accumule les trompe-l’œil, convoque Peter Greenaway, Terry Gilliam et la ‘Pataphysique et nous gratifie de quelques scènes inoubliables (le plan initial du cercueil porté par quatre croquemorts en bicorne slalomant sur un lac glacé ne déparerait pas l’exposition du Centre Pompidou La Subversion des images). Que faire pour que les décideurs se décident et proposent au public français des nourritures aussi singulièrement riches ?
1. Cette créature de rêve a un nom : Kasia Smutniak, qu’il conviendra de retenir sans l’écorcher avant qu’elle n’atteigne les sommets – ce qui, eu égard à l’admiration qu’elle a déclenchée chez les spectateurs conquis, ne saurait tarder.
Lucien Logette
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