Tentation continue, mais bien peu assouvie : entre le Hurlements… inaugural et le téléfilm Guy Debord, son art et son temps, dont il ne fut que le scénariste (quoique le terme convienne peu ici) et que réalisa Brigitte Cornand en 1994 – il fut programmé par Canal+ quelques semaines après son suicide du 30 novembre 1994 –, Debord n’a tourné que trois courts métrages et deux longs. Moins de quatre heures de pellicule en quatre décennies, l’œuvre est courte (1) et fut longtemps inaccessible : il fallut, par exemple, attendre octobre 1983 et l’achat par Gérard Lebovici, son éditeur et producteur, du cinéma Le Cujas, qui ne projeta, sept mois durant, que les films de son ami (2), pour découvrir certains courts. Et lorsqu’elle était accessible, elle n’éveillait que rarement la compréhension – sur les 16 critiques parues à propos d’In girum imus nocte et consimumur igni (1981), moins de la moitié ont vu dans le film un objet considérable (3), les autres s’en débarrassant par l’ironie (4). Mais Debord n’était pas encore classé « trésor national »…
Si, de son vivant, les études sur l’homme et le mouvement furent peu nombreuses – entre l’autodissolution de l’Internationale situationniste en 1972 et 1994, les doigts du haut suffisent pour les compter –, les exégèses se sont multipliées depuis : Fabien Danesi, dans la bibliographie qui clôt son livre, en répertorie 51 entre 1997 et 2010. Parmi lesquelles 5 précisément centrées sur le cinéma – dont la Lettre à Alice Debord publiée par Olivier Assayas, connaisseur émérite, aux éditions des Cahiers du cinéma. Cinq ouvrages pour circonscrire une œuvre aussi peu abondante, c’est à la fois beaucoup et peu : beaucoup, car elle est moins hermétique qu’elle ne paraît et, une fois décryptés les citations, références et dispositifs (et l’auteur en a souvent fourni parallèlement les modes d’emploi), la crainte du lecteur est grande de voir se répéter les analyses ; peu, car il n’existe pas de solution de continuité entre les différentes activités de Debord, l’écriture de chansons, les dérives psychogéographiques, les commentaires de Clausewitz, la production de métagraphies, l’établissement des règles du jeu de la guerre, l’exploration illimitée des territoires de l’ivresse et la création de situations interdisant tout retour en arrière. Établir une séparation dans une œuvre justement fondée sur une totalité théorique et pratique est impossible : Debord est tout entier dans ses films, aussi bien que dans un opuscule comme Des contrats ou dans les 8 volumes de sa Correspondance.
Le livre d’Antoine Coppola (Sulliver, 2003) est, comme le précise son titre, une Introduction au cinéma de Guy Debord. Celui de Guy-Claude Marie (G. D. : de son cinéma et de son temps) développe une approche plus philosophique, comme l’indique son éditeur (Librairie philosophique J. Vrin, 2009). Fabien Danesi manie à la fois la loupe et la longue vue, étudiant au plus près la mise en œuvre – genèse et réalisation des films –, tout en la resituant dans le continuum de l’œuvre entière. Si Hurlements… dépend encore des pratiques lettristes, écrans noir ou blanc provocants, comme, au même moment, les films de Maurice Lemaître et Gil J. Wolman, les titres suivants, Sur le passage… et Critique de la séparation (1961) ne ressemblent à rien d’autre qu’eux-mêmes. Mais ils reposent sur une contradiction : la reconnaissance de l’impossibilité du cinéma à être autre chose qu’un « substitut passif de l’activité artistique unitaire maintenant possible », comme l’affirme un des premiers textes de la revue de l’I.S. (n° 1, juin 1958) ; comment faire pour ne pas « ajouter d’autres ruines au vieux monde du spectacle et des souvenirs », comment faire du cinéma « contre le cinéma » (c’est sous ce titre que Debord réunira en 1964 les commentaires de ses trois premiers films) ? Cette contradiction – « produire un art tout en insistant sur son impossibilité » – architecture toute l’œuvre, qui se nourrit de cette négativité. Si la fonction du cinéma « est de présenter une fausse cohérence isolée comme remplacement d’une communication et d’une activité absentes » (Critique…), à quoi bon ? Debord a beau terminer son film par « je commence à vous faire comprendre que je ne veux pas jouer ce jeu-là », il n’empêche qu’il le joue.
Curieusement, si ces deux premiers courts nous touchent encore, ce n’est pas par leur position théoricienne, mais par la voix qui s’y exprime – comme ce qui émeut toujours dans Hurlements, ce ne sont pas les 24 minutes d’écran noir, mais cette simple phrase, « la nuit retombe de bien haut, nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes ». C’est lorsque se fend la carapace, comme dans Panégyrique ou dans In girum…, que les périodes de la phrase debordienne trouvent leurs sonorités les plus puissantes (aux accents de Whisper not de Benny Golson, comme l’avait bien noté Louis Seguin). Danesi revient avec pertinence sur ces titres de la première époque, s’appuyant sur une connaissance approfondie de leurs sources et des conditions de leur surgissement. Malgré la multiplicité des appels de notes, rien d’universitaire dans son propos. La démonstration est fluide, les liens entre ce qui constituait alors le quotidien parisien de l’I.S. et ce qui en est transmis dans Critique…, sont parfaitement éclaircis. On est moins convaincu, en revanche, par le chapitre qui traite de l’action collective de Godard dans l’après-68. Quand on sait combien celui-ci a représenté pour les situs le parangon de l’inauthenticité et du toc (« un fabricant spectaculaire d’une pseudo-critique d’un art récupéré dans les poubelles du passé », I.S. n° 11), s’attarder plus de 15 pages sur le groupe Dziga-Vertov n’apparaît pas comme absolument nécessaire, et le rapport avec Debord peu constitué. Serait-il devenu impossible de ne pas citer Godard à tout propos ?
Si Fabien Danesi revient dans le détail sur les deux longs métrages les plus connus, La Société du spectacle et In girum…, suffisants à eux seuls pour définir la méthode de leur auteur, il sort de l’oubli le film « chinois » La dialectique peut-elle casser des briques ?, premier détournement total d’une œuvre, inoubliable pour ses spectateurs de 1973, ravis devant l’invention décapante des sous-titres dus à René Viénet. Les détournements auxquels se livre Debord dans La Société ne sont pas ironiques mais analogiques – utilisation de séquences de films anciens pour illustrer, avec un décalage narquois, les 86 thèses choisies parmi les 221 de son livre. Procédé qu’il reprendra dans In girum, de façon plus marquée, l’identification avec les héros qu’il détourne, Errol Flynn, Lacenaire, Zorro, étant plus transparente. Danesi décortique savamment chaque film, en en exprimant tout le suc, travail peu aisé à effectuer avant que les œuvres cinématographiques complètes ne soient éditées en DVD en 2005 (par Gaumont, revanche de l’industrie spectaculaire !). On se trouve ici devant l’état actuellement le plus complet de l’étude du cinéma debordien, qui laisse cependant place à d’autres voyages, car le territoire demeure ouvert. Comme il l’écrivait à Annie Le Brun (5 décembre 1992) : « Je ne suis, pas plus que Cravan, un artiste, quoique réellement intéressé par ces questions, là où elles se posaient encore, et par là même me sentant obligé d’être quelque chose d’un peu plus qu’un artiste. » Mission accomplie.
1. À la différence de ses titres, Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps (1959) ou Réfutation de tous les jugements, tant élogieux qu’hostiles, qui ont été jusqu’ici portés sur le film La Société du spectacle (1975)…
2. devant des assistances clairsemées – nous y fûmes parfois seul avec le projectionniste.
3. Citons les Cahiers du cinéma (Pascal Bonitzer), La Quinzaine littéraire (Louis Seguin), Le Perroquet (Alain Badiou), Jeune Cinéma (L.L.)…
4. Rappelons l’ineffable « Debord, connu pour son situationnisme hargneux et folklorique » de Dominique Païni.
Lucien Logette
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