Babylone de Yasmina Reza, qui a obtenu récemment le prix Renaudot, se construit d’abord comme un roman aux entrées multiples, un puzzle de micro-histoires individuelles sans intrigue centrale. Autour de la voix narratrice, celle d’Élizabeth, gravitent tous ceux qui peuplent son existence. Ils en emplissent le vide par des propos et des expériences tous également insignifiants, dont la soirée que narre le premier tiers du livre offre un condensé désolant ; sans cesse la conversation retombe « dans le trou béant d’où elle avait surgi ».
Yasmina Reza excelle à camper en quelques mots, à la limite de la caricature et dans un registre implicitement théâtral, le portrait de ses personnages, tel le voisin Jean-Lino Manoscrivi, « un long front partant en arrière coiffé sur le côté avec la fameuse mèche recouvrante des gens chauves ». Passionné de sport hippique, « il s’exaltait à chaque course, se dressant, rugissant la fourchette brandie, drainant des lambeaux de poireau vacillants ». Sa femme, Lydie, est quant à elle « une petite algue sans trop de poitrine, habillée à la gitane et couverte de breloques, qui avait visiblement mis l’accent sur sa chevelure, un frisé orangé, volumineux, domestiqué ». La romancière sait aussi moquer, sans appuyer le trait, les clichés langagiers (« débriefer », « devoir de mémoire », « travail de deuil ») d’une microsociété qui se partage les figurations dans un véritable jeu de rôles, dont les mécanismes convenus moulinent des proférations politiques aussi péremptoires que dépourvues de conviction.
Cette mécanique insignifiante verse de temps à autre dans des épisodes burlesques à la tonalité de vaudeville, dont plusieurs sollicitent le registre animal : pour la signature d’une « pétition contre le broyage des poussins », l’exaspération provoquée par les zigzags incessants d’une mouche, ou un poulet perché dans les arbres… À l’inverse, le texte est régulièrement traversé par une réflexion profonde et douloureuse qui commente, comme une voix off, cette insupportable vacuité, et traduit la nostalgie d’un monde où se posait la question du sens des choses : « Est-ce qu’on a raison de vouloir se faire aimer ? » ;« Qui peut déterminer le point de départ des choses ? » Ni introduites ni commentées, ces interrogations ponctuent le récit comme de petits îlots où affleurent de vastes continents immergés. Le vieillissement des êtres est le leitmotiv autour duquel s’enroulent presque toutes les réflexions ; la narratrice se découvre avoir le même âge que son père dans le souvenir qui fixe ses soixante ans : « Un âge immense et abstrait. Maintenant c’est toi qui l’as. » Elle peut énumérer avec accablement tous les lieux de son existence : « Chambre d’enfance. Chambres d’hôpital. Chambres d’hôtel avec mauvaise vue. » L’image de la mère, surtout, convoque une mémoire douloureuse, cette mère dont on a vidé l’appartement comme on dresse la liste d’une vente aux enchères.
Cette gravité sous-jacente se cristallise lorsque le récit, vers son milieu, bascule dans le drame par l’irruption d’une intrigue criminelle. On découvre alors que Jean-Lino, le voisin, a assassiné sa femme. Rien ne le laissait pressentir : « Nous ne sommes pas prévenus de l’irrémédiable. Aucune ombre furtive ne passe avec sa faux. » Le texte éclate alors en fragments disjoints, mêlant souvenirs plus ou moins anecdotiques, digressions et parenthèses narratives – pour mieux conjurer ou effacer l’irrémédiable ? –, avant que l’acte commis ne soit élucidé. La tension pathétique monte comme dans une tragédie de la vie commune, où le destin et la vie des êtres se jouent sur d’infimes détails accumulés. L’une des forces du livre est de traiter le pathétique sur le mode héroï-comique, orchestrant de grands sentiments dans une intrigue plutôt minable, et défaisant l’ordre temporel de la tragédie : « Notre jeunesse est morte. Nous ne serons plus jamais jeunes. » Passé et présent ne sont pas sur la même ligne du temps.
C‘est aussi le passé littéraire qui est broyé « depuis que le monde fonce vers un indescriptible chaos » : l’insertion difficile du corps dans une valise rouge, sur laquelle s’acharnent les uns et les autres pour qu’on puisse l’y loger, tient du Grand-Guignol. L’épisode congédie tous les rituels secrets et angoissants des romans policiers autant que les grandes émotions des sacrifices antiques. La suite mêle à des réflexions angoissées les étapes prévisibles d’une intrigue policière : les stratagèmes pour masquer la culpabilité, l’appel à la police, la garde à vue, les interrogatoires, la reconstitution… Dans cet exil d’une humanité réduite aux subterfuges les plus misérables du mensonge pour la survie, résonne le verset du psaume que le père de Jean-Lino lisait le soir : « Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion. »
Avec ses phrases brèves et ses expressions qui miment le langage oral : « Cette merde de manteau redingote », il reste finalement du livre un curieux mélange d’accablement et d’enjouement gratuit, à l’image d’un monde éclaté où « on ne peut espérer aucune continuité dans l’existence », où chacun tente d’« escamot[er] le néant ». Le début du roman l’annonçait : « on invente sa joie. Peut-être que rien n’est réel, ni joie ni peine ». À quoi tient donc notre attachement à la vie ? « Fringues, bricoles, talismans, tous les fragments d’attirail chics ou miteux soutiennent les hommes en silence. » Dans le souvenir, le cimetière de San Michele à Venise est une « île entière de tombes » avec des inscriptions dérisoires qui rappellent l’ironie des pages les plus sombres de Belle du Seigneur d’Albert Cohen : « Tu seras toujours avec nous, avec amour, ton Emma. » Frivole et glacé, drolatique et angoissé sous des apparences légères, ce livre hors normes a les caractères d’une danse macabre autour du carnaval de la vie.
Daniel Bergez
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