Velimir Mladenović : Quelles sont les circonstances (politiques, sociales ou personnelles) qui vous ont amené à écrire le roman Malville ?
Emmanuel Ruben : De deux à dix-sept ans j’ai vécu à l’ombre d’une centrale nucléaire, dans une cité EDF. La centrale, surnommée Superphénix, se trouvait au lieu-dit Malville, sur la commune de Creys-Malville. Mon père travaillait comme technicien de radioprotection dans cette centrale. Il a œuvré à la construction de la centrale, puis pour maintenir cette centrale qui ne fonctionnait jamais et subissait sans cesse des arrêts de tranche (c’était un peu le Flamanville de l’époque). Il y avait de réels problèmes techniques (fuites de sodium, d’eau, d’argon, écroulement de la salle des machines sous le poids de la neige, etc.). Et lorsque la centrale a été arrêtée définitivement, en 1997 selon un accord tacite entre les Verts et le PS, on lui a proposé de travailler au démantèlement de sa centrale. C’est en réfléchissant à cette situation, alors que je remontais la Loire à vélo en juillet 2020, que j’ai songé à écrire ce livre car j’ai réalisé soudain que la vie de mon père était une vie de Sisyphe et j’ai repensé à cette phrase de Camus dans Le mythe de Sisyphe qui dit « il faut imaginer Sisyphe heureux ». Eh bien moi j’aurais aimé pouvoir imaginer mon père heureux mais c’était impossible car la santé de sa centrale incontinente le déprimait trop. Or la dépression du père dans le livre, c’est aussi la dépression de tout un canton de la France périphérique dévastée par la désindustrialisation après la fermeture de cette centrale dangereuse et dysfonctionnelle.
V. M : Peut-on dire que le roman culte Malevil de Robert Merle a considérablement influencé votre écriture ? En quoi ce roman est -il pour vous prophétique ?
E. R. : Ma découverte de Malevil est passée d’abord par le film (adaptation de Christian de Chalonge en 1981 avec, entre autres, Jacques Villeret, Jean-Louis Trintignant, Michel Serrault, Jacques Dutronc…). C’était à la fin des années 1980 et le film passait à la télé. Lorsque j’ai vu ce film (que je croyais s’écrire Malville comme la centrale de mon père) évoquer une dévastation nucléaire, j’ai été choqué et mes parents ont éteint la télé pour que je ne me fasse pas d’idées. Moi j’avais l’impression que c’était la centrale de mon père qui avait explosé ! Or ce qu’il y a de prophétique dans le livre de Robert Merle, c’est qu’il imagine un lieu-dit appelé Malevil (deux fois le « mal » : en français et en anglais avec evil, il ne faut pas oublier que Merle était prof d’anglais à l’université) où des hommes survivraient à une dévastation nucléaire. Or le livre est publié en 1972, le plan Messmer de 1974 pour la planification du parc nucléaire français n’a pas encore été lancé : ce n’est qu’en 1976 que les travaux sur Malville vont commencer. Et en 1977 aura lieu la bataille de Malville que je relate dans mon livre, et qui se soldera par l’assassinat de Vital Michalon, un militant antinucléaire. Or le roman de Merle se passe entre 1977 et 1981. C’est un livre prophétique parce qu’il annonce Tchernobyl et notre fin probable si nous continuons dans l’impasse du nucléaire civil et militaire.
V. M. : Votre livre tient à la fois du roman écologiste, politique, familial, tout en mêlant histoire contemporaine et anticipation. Peut-on dire que Malville est un roman d’« anticipation renversée » ?
E. R. : Oui si l’on veut. Contrairement à Merle, ce qui m’intéresse n’est pas le monde d’après mais le monde d’avant. Je me sers de l’anticipation comme d’un prétexte pour évoquer le monde d’avant, avant les épidémies, avant le covid, avant la victoire de l’extrême droite, avant la catastrophe climatique, politique, civilisationnelle que nous vivons actuellement. Un autre livre qui m’a beaucoup influencé, c’est Le complot contre l’Amérique de Philip Roth qui est, comme chacun sait, une uchronie. Tout se passe dans une famille juive qui vit l’arrivée au pouvoir de Lindbergh, un fasciste antisémite, aux États-Unis, en 1942. On ne sort pas du cercle familial, on vit avec la boule au ventre du narrateur, le petit Philip, qui subit la montée de l’antisémitisme. Or regardez ce qui arrive aujourd’hui aux États-Unis, le retour de Trump : la catastrophe est là, nous ne parvenons pas y échapper. En France aussi, la victoire du RN aux élections présidentielles de 2027 est devenue inéluctable, notamment à cause du hold-up de Macron en 2024, qui a livré les clés de Matignon au parti le plus minoritaire du pays. Dans mon livre, le nucléaire est une allégorie du fascisme, je crois qu’il y a une corrélation entre les deux. Il suffit de voir pour qui l’on vote dans les régions fortement nucléarisées. Il suffit d’écouter les hommes politiques d’extrême droite tels que Bardella parler du nucléaire qu’ils vénèrent comme le Veau d’Or...
V. M. : Dans le roman, vous décrivez un milieu modeste. Comment le milieu définit-il vos personnages ?
E. R. : Oui, Samuel grandit dans un milieu modeste. Son père est ouvrier, sa mère travaille dans un collège. Son milieu, c’est celui de la cité EDF, des « gosses de la centrale », comme on les appelait alors. Malville est aussi un roman d’apprentissage dans lequel le jeune Samuel va se confronter à d’autres milieux : avec la rencontre de Tom, c’est la découverte du milieu très différent des paysans, ceux qui vivent en contact direct avec le fleuve. Puis, avec la rencontre d’Astrid, c’est la découverte du milieu inaccessible des bourgeois du centre-ville. Astrid, c’est la fille du toubib hollandais, elle est grande, blonde, aux yeux bleus, elle impressionne Samuel, le petit juif chétif de la cambrousse, que ses amis surnomment Franz Kafka ; il comprend que le fossé qui les sépare est infranchissable.
V. M. : Dans cette dystopie vous avez décrit une société qui est en train de s’effondrer. On peut y lire une ode à la paix tout autant qu’un plaidoyer contre la menace nucléaire. Craignez-vous une telle guerre ? Comment les écrivains peuvent-ils mobiliser les peuples et les élites politiques afin d’éviter une telle tragédie ?
E. R. : La menace nucléaire est bien réelle. Je rappelle que tous les jours une centrale comme celle de Zaprorizhia, située dans une zone de conflit majeur, est sur le point d’être bombardée par les Russes ou par les Ukrainiens, volontairement ou par erreur. Le but principal de l’Iran des Mollahs est d’obtenir l’arme atomique pour rayer Israël de la carte, sous couvert de développer leur parc énergétique. C’est une des sources du conflit au Proche-Orient qui a commencé le 7 octobre. Poutine menace régulièrement l’Occident de la bombe atomique si nous persistons à livrer des armes à l’Ukraine. Netanyahou peut atomiser Téhéran à tout moment. La dissuasion nucléaire ne fonctionne plus et nous vivons de nouveau à l’ère des Docteurs Folamour. Par ailleurs, notre société est en train de s’effondrer car nous menons la guerre au vivant. Tant que nous ne renoncerons pas à cette logique extractiviste qui met en danger nos écosystèmes, notre propre survie en tant qu’êtres humains sera menacée. Le nucléaire ne sauvera pas le climat ni la planète. Le tour de passe-passe de Macron qui est allé labelliser à Bruxelles le nucléaire comme énergie verte n’était possible que parce que l’ère Merkel se terminait en Allemagne. Cependant je ne me fais pas d’illusions sur la mission de l’écrivain : je sais que nous crions dans le désert. Nous écrivons des livres, des articles, nous partageons nos colères et nos indignations sur les réseaux sociaux mais les gens continuent à voter pour Trump et pour ses semblables.
Velimir Mladenović
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