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Autopsie du XXe siècle

Article publié dans le n°1265 (26 mars 2025) de Quinzaines

En 2013, le prix Goncourt était décerné à Pierre Lemaitre : pour l’auteur, ce fut la consécration à soixante-deux ans, lui qui avait longtemps écrit sans être publié. Au revoir là-haut, le livre primé, s’ouvrait en immergeant son lecteur dans un des derniers assauts de la Première Guerre mondiale ; il parut au moment où commençait le centenaire de la Grande Guerre.
Pierre Lemaitre
Un avenir radieux
En 2013, le prix Goncourt était décerné à Pierre Lemaitre : pour l’auteur, ce fut la consécration à soixante-deux ans, lui qui avait longtemps écrit sans être publié. Au revoir là-haut, le livre primé, s’ouvrait en immergeant son lecteur dans un des derniers assauts de la Première Guerre mondiale ; il parut au moment où commençait le centenaire de la Grande Guerre.

Douze ans plus tard, ce sont deux trilogies qui se sont déployées à partir des deux personnages principaux de ce roman matriciel : Édouard Péricourt, jeune homme de la grande bourgeoisie à qui tout devait sourire, a le visage arraché par un éclat d'obus alors qu'il s'est acharné à sauver Albert Maillard qui allait mourir enterré vivant, jeté dans un trou par le lieutenant Pradelle dont il a compris que, poussé par sa folie belliqueuse, il avait tué des éclaireurs français pour provoquer un des derniers assauts de cette guerre.

L’incipit du roman est un morceau d’anthologie qui révèle tout l’art littéraire de cet auteur au style mordant et à l’ironie grinçante, doué autant pour les descriptions cinématographiques que pour le point de vue interne, le tissage de la tragédie collective et individuelle, les portraits au vitriol et les situations improbables.

Depuis 2013, les titres se succèdent : Au revoir là-haut appartient à une première trilogie, Les enfants du désastre, qui s'étend de la fin de la Grande Guerre à la période de la drôle de guerre et est consacrée au devenir de la famille d’Édouard Péricourt, famille de banquiers qui sera ruinée avec la Grande Dépression en toile de fond. Albert fera tout pour aider son ami mutilé de guerre, si doué pour l’art : ensemble, ils réussiront à amasser une belle somme d’argent en vendant des monuments aux morts qui ne seront jamais livrés. Après le suicide d’Édouard, Albert qui a rencontré l’amour, quitte la France pour le Liban où il changera de nom pour brouiller les pistes : sous le nom de Louis Pelletier il fera fructifier son larcin en l’investissant dans une savonnerie et il fondera la famille dont la deuxième trilogie, Les Années glorieuses, raconte l’histoire à partir de la Libération en la tissant à la grande Histoire, de l’Indochine à la Tchécoslovaquie, la transformation du commerce, de l’information et de la condition féminine.

Un avenir radieux– dont le titre est une antiphrase comme celui de la trilogie qu'il conclut - en constitue le dernier tome : il verra la mort du patriarche qui lui avait échappé au début d’Au revoir là-haut. Le lecteur assiste en point de vue interne à la dégradation rapide de son état de santé qui le renvoie à ses souvenirs de guerre qu’il n’a jamais pu partager. Le patriarche disparaît alors que son fils François revient de Tchécoslovaquie où il a failli mourir torturé par la police politique : les deux hommes sont des victimes de la barbarie de la guerre, le père de la grande guerre et le fils de la guerre froide. Pierre Lemaitre poursuit ainsi son analyse au scalpel de la violence humaine qu’il fait apparaître dans les grands événements de l’Histoire, les évolutions sociétales et les tragédies familiales.

Le roman s’ouvre sur une réunion familiale dans la maison que Louis Pelletier a acquise près de Paris quand la décolonisation l’a contraint à vendre l’entreprise familiale et à quitter le Liban pour rejoindre ses enfants en France : on y retrouve ses trois enfants, le quatrième, Étienne, étant mort à Saigon, assassiné pour avoir découvert un trafic autour de la monnaie de la colonie. C’est le thème du premier tome de la trilogie, Le Grand monde.

Jean poursuit le développement de son grand magasin qui évoque le succès de Tati, Hélène, devenue journaliste de radio avec une émission nocturne novatrice qui ouvre les ondes à l’intime des auditeurs, François va prendre le tournant de sa carrière, devenant grand reporter en permettant l’évasion d’un espion thèque travaillant pour les services de renseignement français.

Cette scène met en évidence que les enfants Pelletier ont fait des mariages contrastés. On se souvient de l’épouse de Jean, la terrible et flamboyante Geneviève, tortionnaire de ses enfants et complice perverse des crimes de son mari. Hélène, enceinte, a trouvé un amour serein auprès du joyeux Lambert rencontré en reportage au tome précédent. François et Nine, devenus parents de deux jeunes enfants, vivent une passion que Lemaitre prend plaisir à mettre à l’épreuve dans ce nouveau tome. Colette, fille de Jean et Geneviève, âgée de 11 ans, est un personnage central de l’œuvre. Fidèle à son attention aux enfants depuis Paul Péricourt dans la première trilogie, Lemaitre accompagne Colette-Cosette dans une descente aux enfers qui émeut le lecteur et fait écho au sujet du livre de Neige Sinno (Triste Tigre).

Psychologue de formation, Lemaitre déploie dans les deux trilogies des récits de vengeance dignes de l’Orestie antique : que ce soit dans la première trilogie la vengeance que Louis obtient sur Pradelle qui a essayé de l’assassiner, celle que Madeleine Péricourt obtient sur le tortionnaire de son fils et sur ses spoliateurs ou, dans ce dernier tome, celle que Colette obtient sur le voisin qui l’a abusée dans une scène insoutenable, ou celle que la belle espionne Klara obtient en devenant une redoutable agente double pour se venger d’un régime qui a causé la mort de son premier amour. Le secret est aussi un thème structurant l’œuvre : il peut viser à protéger, que ce soit le secret des parents qui n’ont jamais expliqué l’origine frauduleuse de leur fortune à leurs enfants ou celui d’Angèle qui ne dira à personne qu'elle a vengé son fils assassiné. Mais il peut aussi être lié aux pires turpitudes, comme les meurtres en série de Jean, les abus subis par Paul Péricourt et Colette. L’incommunicabilité entre les pères et les fils est un fil rouge qui relie les deux trilogies et les deux familles.

Au travers des destinées des personnages, l’auteur, engagé politiquement, s’emploie, livre après livre, à nous faire voir les ombres derrière ce qu’il est convenu d’appeler le progrès : les drames derrière la construction des infrastructures hydroélectriques nécessitées par la croissance économique de l’après-guerre dans Le silence et la colère et, dans ce tome, la menace nucléaire des deux côtés du rideau de fer, l’emballement de la société de consommation et l'industrialisation de l'agriculture, évolutions lourdes des menaces dont notre époque verra les conséquences.

La lecture addictive de l’œuvre essentiellement tragique procure au lecteur des émotions fortes et mêlées. Il y a la joie procurée par les rebondissements, la satire des mœurs et les personnages secondaires bien campés : on ne peut que se régaler des portraits grinçants du grand patronat, du surgissement d'une sœur autoritaire s’exprimant par aphorismes, ou en retrouvant le chat Joseph ramené de Saigon par Angèle et Hélène qui, après avoir accompagné Etienne, soutient Colette dans les moments les plus sombres et joue le rôle d’un oracle écouté autant par Hélène que Nine. Lemaitre joue avec son lecteur expert, glissant des indices signifiants dans la trame du récit et lui procurant les délices d’une impossible enquête, sa vigilance étant toujours prise en défaut par la virtuosité de l’intrigue, talent salué par Stephen King lui-même. L’œuvre est le lieu d’une véritable catharsis au travers du chagrin et de la pitié ressentis profondément devant le tragique des existences en butte aux fatalités familiales, économiques et politiques qui mènent le monde à sa perte.

En définitive, Pierre Lemaitre tisse à nouveau avec brio l’intime et la grande Histoire dans ce roman sombre et dense, aux accents de drame œdipien et de roman d'espionnage à la John Le Caerré, où l’amour, pour certains personnages, apparaît comme un fil d’Ariane pour survivre autant aux malédictions familiales qu’aux soubresauts de l’époque.

Franck Colotte

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