Comme pour Blaise Cendrars dans La Prose du Transsibérien, il semblerait que pour le Vincent du titre il n’y ait plus que « la Patagonie qui convienne à [son] immense tristesse ». C’est en effet dans ces contrées du bout du monde qu’il s’est retiré, mais on apprendra bientôt qu’il a quitté l’île où il avait trouvé refuge et qu’il a disparu une deuxième fois. Avant de tout abandonner cependant, il a envoyé un courrier à Rosario, son neveu préféré, courrier qui va décider le jeune homme à partir à sa recherche. L’oncle y relate ce qui l’a poussé à se sauver, dans tous les sens du terme : sa vie sans histoire, sa démotivation de professeur d’histoire face à des collégiens indifférents, sa femme et l’amant de celle-ci, ses maîtresses à lui et la dépression qui l’a submergé sans raison apparente… Dans cette lettre, longue d’une soixantaine de pages, il raconte les rêves obscurs qui l’obsédaient, sa tentation de l’irrationnel (en la personne d’un surprenant Bouriate, garagiste de son état et chaman à ses heures) pour y échapper, et l’atonie dans laquelle il s’était enfoncé.
Il insère aussi, étonnamment, au bas de chaque feuille, le récit d’un soldat de Napoléon capturé par les Russes en 1812, et son découragement quand ceux-ci veulent lui faire abandonner ses idéaux. Le lecteur est rapidement saisi par les harmoniques que développe ce « sous-texte » avec l’histoire du vieil homme, mais il ne tarde pas à comprendre que c’est tout l’ouvrage qui est rythmé par ces dates qui ne suivent pas toujours l’ordre chronologique et par ces strates narratives très hétérogènes : à des récits enchâssés, racontant les parcours singuliers de quelques personnages secondaires, succèdent des journaux intimes, une confession écrite, un carnet de bord, un bref extrait d’un roman (fictif, de surcroît), qui trouent l’intrigue première mais l’éclairent à chaque fois d’un jour nouveau… Car Christian Garcin possède l’art de faire tenir tout cela ensemble, bien au-delà de ce que l’on pouvait d’abord imaginer.
Dans ces paysages d’une monotonie envoûtante quand on les traverse en voiture, et à la beauté âpre quand on arrive en vue de ces rivages aux eaux métalliques sous leurs cieux cuivrés, on croise des individus tous plus étonnants les uns que les autres : le propriétaire autoproclamé de la Lune et de Vénus, la dernière représentante des Yahgan, ultime dépositaire des légendes de sa tribu, et qu’on dit détentrice d’un don de guérison, ou deux spécialistes argentins d’animaux microscopiques, le tardigrade, capable d’entrer en cryptobiose (sorte d’hibernation prolongée par dessiccation) si son environnement lui déplaît, et le rotifère qui n’a pas besoin de mâle pour se reproduire (comme on le vérifie à nouveau ici, on ne s’éloigne jamais beaucoup des thèmes de l’intrigue principale).
On a parfois le sentiment de lire un roman picaresque, mais c’est du côté de Borges qu’il faut plutôt chercher. Le neveu, Rosario Traunberg, dont se souvient peut-être le lecteur familier de Garcin (c’était lui déjà qui partait à la recherche d’Eugenio Tramonti dans La Piste mongole), a grandi, apprend-on, « à Adrogué, banlieue de Buenos Aires, dans [une] propriété entourée d’un mur rose ».
On reconnaîtra là sans doute la demeure du grand Argentin (Christian Garcin lui a consacré un Borges de loin en 2012). Car l’auteur construit son livre comme il conçoit le monde, comme un vaste système fait de doubles et de trouble, de couloirs parallèles et de ramifications inattendues, de labyrinthes imprévus et d’issues dissimulées, ce qui n’est pas sans rappeler l’univers de Borges. Ainsi, si une même comparaison est utilisée par deux personnages sans lien, par exemple, ou si différents paysages sont décrits avec les mêmes mots, c’est parce que l’auteur a l’intuition que ces « manifestations semblaient témoigner d’une conscience élargie du réel qui opèr[e] par courts-circuits, intuitions et raccourcis, épiphanies et satori ».
C’est cette « grammaire subtile du monde », qui nous anime et nous dépasse, que Christian Garcin parvient à nous rendre sensible. On ne s’étonne donc plus que le lieu où l’oncle disparaît soit situé aux antipodes exacts de ces îles sur le lac Baïkal depuis longtemps considérées par l’auteur comme un site privilégié du chamanisme, car c’est dans ces « lieux que la distance entre le monde des vivants et celui des esprits est la plus faible ». Cela justifie pleinement aussi les allusions très précises que l’on peut repérer à « La cabane » (nouvelle figurant dans Rien), ou à Sortilège (préfacé en son temps par J.-B. Pontalis) : Selon Vincent s’emboîte dans le reste de l’œuvre du romancier, qui parle volontiers à ce propos de « rhizomes narratifs ». Mais on peut aussi, bien sûr, poursuivre sa lecture sans connaître les ouvrages précédents, jusqu’à la pointe extrême du continent et du roman avec un plaisir comparable, car c’est l’un des atouts de l’auteur de savoir superposer les niveaux de lecture sans qu’il y paraisse.
C’est presque une signature chez Christian Garcin : plus un sujet est grave et sérieux, plus le récit qui le prend en charge semble léger et jubilatoire. Mais on n’échappe pas à cette réflexion menée par les moyens spécifiques du roman sur le monde qui est le nôtre, tant ce récit nous tient et nous retient. C’est en même temps – et c’est là toute sa force – un livre joyeux et vertigineux, dérangeant et réjouissant.
Thierry Romagné
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