C’est qu’il s’agit avec ce livre d’acquérir « si peu que ce soit un morceau de couleur » (1) et, avec la couleur, la joie, par le moyen de la peinture et de la poésie. Celles-ci, ajoutées à la nature, sont en effet quelques-uns des ingrédients de ce livre inclassable dont le texte semble s’échapper, prendre la fuite hors des sentiers battus alors même qu’il attrape et surprend constamment le lecteur par ses associations, ses points de vue inattendus et sa beauté rêveuse.
Il est construit sur deux tempos apparemment contradictoires. La tension d’un voyage en direction de l’Italie et la méditation qui brasse sans ruptures les paysages traversés, les tableaux admirés et des propos sur l’art, la politique et l’art de vivre. C’est ainsi que Christine Spianti, grâce au fondu enchaîné propre au cinéma qu’elle connaît bien et qu’elle pratique, passe du présent où elle roule en voiture au passé qu’elle évoque, du futur qui l’attend au présent dont elle rêve ; du ciel, des champs de blé et des éoliennes de la Beauce au fil léger du bonheur de vivre tendu entre tous ces moments.
L’horizon trace pour elle une ligne « d’un certain bleu qui fait plaisir », qui sépare les nuages des labours et le présent de l’arrivée. « En 1925 survient une ligne… [Juan Miró] peint un trait blanc sur fond bleu ». La ligne, le trait pour le peintre, la trajectoire du voyage intérieur pour l’écrivain, ouvrent d’infinis possibles, « la lente végétation organique des mots », « la ligne du rêve qui pense ». De glissements en vibrations, le vent dans les blés devient « la respiration toute proche d’un baiser sur les yeux ».
Le voyage n’est pas seulement un hymne à la beauté du monde et au bonheur, il est aussi un hymne à l’amour, à l’autre aimé, un cantique des cantiques (par instants, le texte a des accents bibliques) où la divinité est présente à travers le grand jardin de la nature et permet « le fiévreux du toucher spirituel ». La formule s’applique au tableau de Rembrandt La Fiancée juive, magnifiquement « raconté » par Christine Spianti : on ne sait pas, tant le mouvement de la peinture à la réalité vécue est subtil, qui, de la narratrice ou de la Fiancée juive, rosit de pudeur et « s’appuie sur la profondeur de la nuit reculée, sur l’attente du Fiancé ». La première caresse amoureuse requiert l’attention, le tact du peintre autant que du fiancé, elle fait naître « une petite quantité de pudeur couleur pomme d’api » et donne une peau supplémentaire qui protège du malheur.
Christine Spianti fait de son voyage bien réel vers l’Italie un va-et-vient « entre naguère et aujourd’hui », essayant pour cela d’apprécier la distance idéale à maintenir entre les deux, saluant au passage le passé sans vouloir à tout prix le sauver, aimant les choses humbles dont personne ne s’empare, la pierre, l’ortie, appréciant que toute terre soit un rivage (« Liberté littorale »). Estimant que depuis tous les lieux il est possible de s’envoler ou de s’étendre à l’autre. « [Braque] plante des oiseaux dans le ciel, du ciel sur la terre, des îles dans les ailes, des arbres sur les algues et ainsi de suite… »
Spianti interprète la peinture avec le regard qu’elle porte sur toute chose et sur elle-même, introduisant dans sa vision de La Tempête de Giorgione le thème de la maternité, « maintenant qu’il y a l’enfant, le présent est illimité », ne craignant pas d’établir un parallèle entre la mère du tableau qui allaite son nourrisson et une mère contemporaine qui perd le sien un jour froid de novembre parce qu’elle est sans logis.
Si l’enfant apparaît tardivement dans le cours du voyage et de la méditation de Christine Spianti, c’est peut-être parce qu’il attend, avec l’époux et les amis, dans la maison italienne où lui seront transmis la passion et le feu. Ainsi dans le tableau de Georges de la Tour. Le menuisier y instruit l’enfant tandis que l’enfant porte la bougie et éclaire le menuisier comme s’il était « responsable de la lumière ».
La pensée politique n’est pas absente du livre, loin de là. En témoignent les conversations entre amis, et surtout le chapitre sur le mont Valérien, qui se situe après le voyage et l’arrivée en Italie, comme s’il ne pouvait que se dresser, solitaire, hors joie, hors norme, encore stupéfait d’horreur, stèle ou poing levé contre la barbarie.
Maurice Nadeau, qui fut l’éditeur attentif et fidèle de Christine Spianti, comptait publier lui-même Soleil sur fond bleu :
« Cet ouvrage, le seul de ma carrière à être présenté sous cette forme, n’a pas été conçu pour prendre place parmi les beaux livres cadeaux de fin d’année (2). Il est mieux que cela, autre : à la fois essai qui a tiré sa philosophie autant de Barthes que de Spinoza ou de Deleuze, récit de voyage (de Beau en Vénétie), chant poétique, chant d’amour, hymne à l’art (surtout pictural), hymne à la vie qui peut être joie d’exister, ou peinture atroce d’existences fauchées par les exactions de la dernière guerre (les fusillés du mont Valérien). Une cohérence fondée sur un sens suscité par l’écriture qui crée elle-même son chemin.
Un grand livre, de poète, de romancière, d’essayiste, à la fois une voix (l’auteur est une habituée de France Culture) et une écriture. »
- Gilles Deleuze, Abécédaire.
- Le livre comporte de nombreuses reproductions de tableaux, lithographies, photographies, dessins.
[ Extrait ]
Dans La Tempête de Giorgione, la mère se tient les pieds posés à plat sur le sol, comme prête à fuir, tandis qu’elle fait face à l’urgence, apaiser la faim de l’enfant, il pleurait. Maintenant c’est bien, tout est arrangé et dès lors l’orage tombe à plat. Ça s’est fait en un clin d’œil, la douceur de la peau toute chaude du sein, le frisson de douleur aux premières sucées, les petits bruits de gorge de l’enfant rassuré. Et tout est en ordre à présent. Elle préfère être à la hauteur de son dénuement et ne pas trop accorder d’attention au malheur. Voilà comme elle se représente les choses. Splendidement patiente, elle a institué une priorité dans le chaos : méditer, prendre soin de la vie.
Marie Etienne
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