C’est que l’épître paraît ici au principe même de la littérature, à l’articulation de ce qui est vécu et de ce qui relaie, prolonge et magnifie, compense et amplifie. Pour les lettres fictives, on connaît (pas assez de nos jours) les Héroïdes d’Ovide, on connaît mieux La Nouvelle Héloïse de Rousseau, et les Lettres persanes de Montesquieu. Quant aux lettres véritables, citons celles de Sénèque destinées à sa mère, de Sade à son épouse, de la marquise de Sévigné à sa fille, la comtesse de Grignan, de Diderot à sa maîtresse Sophie Volland, de Joyce à son épouse Nora, d’Éluard à son ex-épouse Gala. Et remarquons que la plupart sont écrites par des hommes, tandis que les femmes sont souvent silencieuses, non qu’elles l’aient été en réalité mais parce que leur apport a été égaré ou détruit ou omis.
De là à supposer que Mariana Alcoforado, née en 1640, enfermée par son père au couvent de Beja (sud du Portugal) où elle demeurera jusqu’à sa mort en 1723, n’a jamais existé et surtout n’a pas écrit ses propres lettres, il n’y a donc qu’un pas. Elle n’est, prétendit-on au XVIIe siècle, qu’un être de fiction inventé par un homme, le comte de Guilleragues, qui découvrit les lettres, les traduisit et les fit publier. Autour de 1800, on commence à connaître l’identité de la jeune nonne. Néanmoins, on revient en 1926 à l’idée d’une fiction, et à celle d’un auteur masculin.
Philippe Sollers, dans sa préface à la réédition des lettres en 2009, affirme le contraire : « Je la tiens, moi, [cette correspondance] pour authentique car aucun homme (et certainement pas le pâle Guilleragues) n’aurait pu aller aussi loin dans la description de la folie amoureuse féminine. » Suivent des commentaires qui actualisent le personnage de l’amoureuse, qui la font voir avec les yeux de notre époque : « En bonne mystique dévoyée, hystérique, masochiste, géniale et hyper-narcissique, sa stratégie consiste à culpabiliser son partenaire. La religieuse, ici, est une mante religieuse… Ce n’est plus une histoire d’amour, c’est une histoire d’O ». (Histoire d’O, cette sorte de lettre envoyée par l’auteure, Dominique Aury, à Jean Paulhan, et que l’on a, bien sûr, attribuée longtemps à son destinataire, ne serait donc pas une histoire d’amour ?) Philippe Sollers va même jusqu’à prétendre que Mariana la Portugaise n’était plus vierge quand elle connut Noël Bouton, seigneur de Saint-Léger, marquis de Chamilly.
Le poète romancier Guy Goffette ne paraît pas douter lui non plus que Mariana ait existé, mais il adopte d’autres mots et un tout autre ton. Pas plus qu’on ne relooke la Didon de Purcell ou Louise Labé dans ses sonnets, il n’a aucun besoin d’actualiser la nonne. Pour lui, elle est intemporelle, comme Thérèse d’Avila et comme Phèdre – mythique, toujours présente dans notre imaginaire. C’est ce qui fait la force des cinq lettres qu’il propose en réponse aux cinq lettres portugaises, et dans lesquelles il joue le rôle de tous les personnages : tour à tour Mariana, quand il parle pour elle ; lui-même, témoin présent de cette histoire passée et regardant la belle agenouillée, depuis notre XXIe siècle débarrassé des pruderies et des prélats ; et enfin l’autre, l’amant lassé, tôt disparu et devenu indifférent. Guy Goffette prend la place de l’amant infidèle mais pour l’occuper mieux que lui, car, comme l’écrit Sollers, « ce prédateur n’est pas à la hauteur du bûcher qu’on lui offre ».
Écrire sur ces lettres, ou à partir, ou en retour d’elles, c’est désirer rivaliser avec l’amant en même temps qu’avec l’épistolière, ou c’est encore devenir femme : à la fois la rêver, la désirer, être elle. Et c’est aussi savoir, quand on est Guy Goffette, que Mariana la Portugaise a en réalité, à la place de celui qui ne vaut pas qu’on l’aime, installé Dieu, l’Absent majeur. Quitte à aimer qui est absent, autant que ce soit grand, autant que ce soit Lui. « Je t’aimerai sans toi. Ne me fais jamais signe », écrit la poétesse belge francophone Anne-Marie Kegels, citée par Goffette et commentée dans ses Mémoires du cœur, des chroniques rassemblées et publiées l’année dernière. Il n’y a pas d’amant, il n’y a pas d’amour, voilà la vérité, non que l’amour soit illusion, là n’est pas tout à fait la question. L’amour comble le manque laissé par l’Inouï, inexistant dans nos contrées terrestres. « Il n’y a pas d’amant, c’est un mot usurpé, un trou de la langue où le vent siffle, […] et ce buisson de flammes où tu frissonnes, c’est ton corps sur la dalle, lui seul, nu, baisant les neiges de l’été ».
Devant l’image qu’offre Guy Goffette de Mariana après l’amour, dont l’ellipse atténue l’indécence – « le compas des jambes accuse le passage du milan » –, on pense évidemment à Thérèse d’Avila sculptée par Bernin, écartelée par la jouissance sous des yeux masculins et avides. Ici, l’amant imaginaire, qui vient trois siècles après, écrit aussi cinq lettres qui répondent aux cinq lettres de la nonne effrontée en proie au mal d’amour, autrement qu’en offrant les douceurs attendues, et autrement qu’en dénigrant la femme et en la ravalant au rang de l’hystérique, de la calculatrice. Il la presse de rompre : « Lâche donc, Mariana, lâche à ton tour ce matamore. » Difficile à nos yeux de se montrer plus proche, plus solidaire et plus compatissant envers l’infortunée. Et à travers celle-ci, plus généralement, envers le féminin.
« Pourquoi cet acharnement à redire ce que trois siècles débordés n’ont pu réduire au silence ? », se demande Guy Goffette. Peut-être parce que la nonne portugaise était tout simplement un écrivain et que ses lettres n’ont rien perdu de leur pouvoir d’envoûtement, qu’elles continuent à être, comme toute œuvre d’importance, le miroir où l’on vient regarder pour comprendre quelque chose – et de soi et de l’autre.
Marie Etienne
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