Le singulier de « poésie » transforme les 72 poèmes de la Dixième poésie verticale en un poème unique, de même que celui-ci s’inscrit dans la continuité d’un titre unique, d’un dire unique, qui resurgit et se prolonge d’un livre à l’autre.
La Dixième poésie verticale nous donne chaque fois, en page de gauche, le texte original. Ce qui augmente notre plaisir, faisant de nous, lecteurs, des traducteurs sauvages, et en accord avec l’auteur, puisque, pour lui, son œuvre doit demeurer ouverte et le lecteur actif, la traduction, par conséquent aussi, en évitant la réduction et en privilégiant l’étrangeté.
Lisant cette œuvre, le lecteur associe spontanément poésie et pensée. Mais encore ? S’agirait-il d’une poésie de la sacralité et de la transcendance ? D’une poésie de la méditation ? D’une poésie philosophique ? Difficile de répondre clairement, tout de suite, sans enfermer Juarroz, sans l’amputer.
Juarroz cite quelquefois Schelling mais surtout Novalis, ce qui pourrait permettre de dire de lui qu’il est à sa façon un romantique, un homme des « correspondances », mais argentin, à la manière de Borges.
Le texte est infini
la marge l’est aussi.
Peut-être le texte devrait-il être dans la marge.
Bien que dense et profonde, la poésie de Juarroz est dépourvue de circonvolutions, d’emphase, de pathos.
Les comptes de la réalité ne sont pas clairs du moins ce qui ne l’est pas, c’est notre lecture de ses résultats.
On sait peut-être que le poète a subi l’influence de l’Orient et du bouddhisme zen, à travers les essais de D. T. Suzuki (2).
Il existe un creux qu’il faut vider
Penser sépare.
Aimer sépare.
Dieu sépare.
Être sépare.
Tout détourne l’attention.
Seul un point au centre
pourrait peut-être ne pas séparer.
Chez Juarroz, le poème est une prière, dont certains mots, certaines tournures sont répétées et ont valeur d’incantations :
La prière et le rêve se ressemblent :
ce sont deux entités ou éléments
qui suintent dans les arcanes d’un néant
qui ressemble à quelque chose.
Juarroz a une vision antithétique de l’univers, qu’il revisite et contredit sans cesse, pour passer au-delà de la logique occidentale. Ce qu’il recherche, c’est la perte des appuis, des repères, grâce à l’ascèse, à la méditation, d’où surgit l’écriture poétique.
Un brouillard si dense
qu’il efface comme un signe fané
jusqu’au point où nous sommes arrêtés.
Venons-en au sens de l’adjectif qui donne son titre à l’ensemble de l’œuvre : « vertical ». Il n’est pas sans rapport avec la transcendance. Ce qui est vertical tend vers le haut, mais aussi vers le bas – dans les deux cas, l’élévation, le creusement étant des directions vers les extrêmes, vers l’infini ; également vers l’au-delà de soi.
Si l’on garde à l’esprit que Juarroz privilégie l’envers des choses, leur vérité duelle, leur « dos », comme il l’écrit, ces directions, le haut, le bas, sont reproduites à l’infini, le haut devient le bas, ou son envers. Or l’envers de l’envers ne devient pas l’endroit, mais une réalité déconcertante, dans laquelle nous perdons nos repères, notre orient, elle nous permet la traversée des apparences, nous transforme en voyants, car « même la caverne peut se regarder à l’envers ».
Alors la vie ne serait rien d’autre
qu’un courant inversé
un écho ambulatoire
séparé ou peut-être expulsé
vers l’arrière de sa source,
un écho qui recule toujours.
- Dans son essai Pour Roberto Juarroz, paru chez José Corti en 2002.
- Daisetz Teitaro Suzuki (1870-1966) a joué un rôle important dans l’intérêt que l’Occident a porté au zen. Traducteur du chinois, du japonais, du sanskrit, il a tenu de nombreuses conférences dans des universités occidentales.
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