« Tu sais, j'ai vu un cerf. Je courais, j'ai vu un cerf. Frissons. Une dense couche de conifères ombrageux, moustachus, secs, faisait de la forêt un orage. Ce matin-là, les arbres étaient percés par des traits, à la règle, tirés du soleil naissant et qui zébraient aussi ses mollets. Il courait depuis le moulin. Courait loin du moulin. Courait pour la joie de courir le matin, faire entrer et sortir le jour sous et par les pores de sa peau. Courait pour suer la musique. Tu sais, je vois un cerf. Il y avait aussi un nuage de brume tressé serré avec les pins, et le ciel venait bas se mettre en boule dans le moindre creux de tronc. On n'y voyait pas clair. Mais par endroits, comme un écran soudain, l'immédiateté de l'image. L'évidence de l'image : une mousse vert fluo, et humide. Ou bien, là, deux racines s'enlaçant, comme toi et moi à cette heure, devions-nous, on devait pas faire l'amour ? Tu sais, j'ai vu un cerf, je me suis arrêté. J'ai observé comme ses bois montaient au ciel et s'accrochaient déjà au premier lustre des bourgeons. J'ai vu un cerf et il était vivant, et moi aussi, je crois, à cette heure-là. Rendu à ma vie d'homme.
Nous nous observions, cela s'est passé comme je te le raconte, les yeux dans les yeux. Avouons que c'était lui le roi. J'ai incliné le regard, et la nuque légèrement, j'ai pensé, j'ai vu un cerf, et je n'ai plus couru, plus couru du tout. Je suis rentré dans la lumière s'épaississant jusqu'au moulin. Les uns et les autres se désembuaient devant les cafés des géants, et j'ai gardé comme ça, une phrase dans le mou des muscles, j'ai vu un cerf, Marie. Je l'ai gardée longtemps jusqu'à l'écrire » (1).
1. Extrait de Polaroïds.
Marie Etienne
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