On y découvre son enfance, dans une ferme près d’un village, elle lui a donné le goût et le regret des grands espaces que les cités ne dévorent pas. D’autant que le petit garçon à l’air plus rogue « qu’un chien de ferme » n’y trouve pas de livres. Ce ne sont donc pas eux qui ont donné à l’homme devenu écrivain sa verve iconoclaste, ni Rabelais, probablement, mais bien sa belgitude (1).
Simon est un gamin qui n’aime pas l’école. Il prend la poudre d’escampette aussitôt qu’il le peut, auprès des filles et des livres, et refuse la maison familiale trop étroite pour lui. Après bien des années, le père autoritaire et craint s’effondre dans la maladie et bientôt meurt. Renversement des perspectives. Un chêne, ça peut s’abattre ; un fils, donner naissance au géniteur (« Un jour mon père quand je serai grand/je t’engendrerai ») ; l’acrimonie, la hargne, se noyer dans des larmes secrètes. Car le fils ne pleure pas, debout près du cercueil dont le bois brille autant que les lames du parquet auquel on n’a accès que pour les occasions exceptionnelles.
Peu avant de mourir, « Le nez au-dessus de l’assiette, le menton sur sa cuillère comme un paysan sur sa fourche, mon père ne mangeait pas, il regardait fixement devant lui… (ses yeux) n’étaient pas ceux d’un chien battu, ni tristes ni suppliants, mais ceux d’un homme qu’on vient d’attacher à un piquet dans une salle de bal, il sait que pour lui les jeux sont faits, et s’il lui est encore permis de regarder les danseurs évoluer sur la piste, il n’y a pas de miracle : il ne dansera plus. Jamais ».
C’est entendu, le père tapait souvent et dru, interdisant de lire car c’est fainéanter, surtout les livres lestes. Il obligeait l’enfant à des travaux de ferme, vivait sanglé dans ses principes et ses tracas, sanglé aussi dans sa tenue de travailleur. Mais justement, sur le chantier qu’il dirigeait, il était respecté. À la maison aussi. Le garnement devenu grand, quand il gratte la surface de son ressentiment, découvre cette estime, bien vivante, bien vibrante, et même l’admiration. Et même la tendresse – celle que personne, jamais, n’exprimait en famille ; celle qui a tant manqué au fils qu’il part, pour la trouver ailleurs, en pays étranger. Il suffit pour cela de sauter par-dessus les clôtures que sont les haies ou les frontières, d’enfourcher le coursier de l’imagination, et bravache, mi-Cyrano, mi-Ghelderode, de parcourir les terres de la littérature, au grand galop.
Goffette écrit comme il le veut, comme il le vit, avec de grands éclats de rire, de colère ou d’amour. Au jugé, sans plan, sans idées préconçues, laissant venir les souvenirs, qui s’interpellent dans sa mémoire, s’immisçant dans la peau de l’auteur dont il parle quand il s’agit de ses articles, de ses notes de lectures, de ses préfaces à des livres, à des anthologies, à des œuvres complètes.
Il les rédige, ces chroniques, comme ses récits, sans souci du « bien faire » du critique littéraire. C’est ainsi qu’il conçoit son texte sur Bernhard (pour Le Journal de l’imitateur) au jour le jour, et lui aussi comme un journal. On l’y voit s’approcher peu à peu de l’auteur, laissant interrompus ou suspendus les paragraphes, les traitant comme des laisses, des phrasés claudéliens. C’est ainsi qu’il introduit Georges L. Godeau dans sa biographie quand il fait rencontrer l’écrivain à son père.
En outre, il prête ses propres traits, ses goûts, ses attirances, à chaque auteur qu’il aime (ou lui emprunte les siens). Tel est le va-et-vient de la lecture, de l’amitié, qui sont de la conversation, au sens latin du terme…
… La truculence, le pessimisme et l’amour de la vie trouvés en abondance dans l’œuvre théâtrale de Michel de Ghelderode : « Est-il donc si difficile de nous regarder dans le miroir que ce Ghelderode nous tend, de voir que nous ne vivons pas ou si mal, à force de vivre à côté de nous-mêmes, alors que la mort est là qui nous attend ; si difficile qu’il faille nous jeter dans le rire comme on se noie ? »
… L’effervescence de la passion vécue par Anne-Marie Kegels :
« “Dites-moi le secret douloureux de vieillir (…)
Et puis, épargnez-moi la faiblesse des larmes” (Rien que vivre)
Pour desserrer la poigne qui l’étreint, elle épouse la voix des choses, des objets de tous les jours, la fenêtre, la chaise, les lampes, le toit ».
… Le goût des femmes, partagé avec Mérimée et Stendhal :
« Tous deux furent en effet, du moins par intermittence, sujets à cette défaillance propre aux hommes qui, à l’instar de Stendhal, cristallisent autour de la personne aimée, au point que, l’ayant hissée sur un piédestal et parée de vertus qu’elle n’a pas, ils sont empêchés par l’émotion de l’honorer convenablement. »
… La révolte adolescente éprouvée par le jeune Arthur Rimbaud :
« Ce garçon-là, dans le collège de V., je l’ai bien connu, c’était moi. »
… L’attrait pour le passé enseigné par l’ami, probablement aussi le substitut du père, l’affable Jacques Borel.
« Comme si, cherchant à remonter à l’origine, au premier temps de tel geste inoublié, il pouvait, non pas le corriger, dévier sa trajectoire fatale, mais le comprendre un peu mieux et partant se rejoindre, et donner en quelque sorte un sens, un autre sens à cette existence dont la mort “hypocritement masquée, cachée” brouille si bien les cartes, empâte les doigts, occulte l’enjeu. »
On pourrait tout de même regretter que Guy Goffette, qui sait si bien donner envie de lire Anne-Marie Kegels, parce qu’elle est douée de « la puissance et de la grâce », n’ait pas sélectionné plus de trois femmes, dans ses mémoires du cœur.
1. Les Français ont le chic pour oublier que leurs auteurs sont parfois d’un pays, surtout s’il est voisin, différent de la France. S’en souvenir permettrait d’éviter d’une part l’annexion sans vergogne, en rendant à César ce qui lui appartient, et d’autre part de reconnaître dans les œuvres les richesses du pays d’origine.
Marie Etienne
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