Corps disparate pour notre regard et pour la multiplicité des moyens par lesquels nous sommes sollicités, d’imagination à imagination. Corps disloqué, ose-t-on à peine écrire en évoquant ainsi la jeune femme précipitée le 8 septembre 1985 du 40e étage d’une tour de New York. Cette exposition est un anniversaire.
Elle était née à La Havane en 1948. Établie aux États-Unis, ses premières expositions y ont lieu dans les années 1970. Elle y construit des films de très courte durée. On est retenu, à l’entrée de la rue de Téhéran, par six images transférées d’un film intitulé Sweating Blood. Sur le visage de la jeune femme aux yeux clos coulent des filets de sang. À ces autoportraits répondent, s’opposent d’autres où le sang lézarde le beau visage de la jeune Cubaine aux yeux charbonneux.
Ana Mendieta est ici le modèle photographié, le sujet de l’œuvre et l’artiste qui a composé cette identité.
Du sang, réaliste, de fait divers, sur les matelas bouleversés d’une Ferme abandonnée. Du sang, sur l’empreinte d’un corps, une silhouette sur un drap sous l’arc en accolade d’une fenêtre de Mexico.
Photographiée, la jeune femme, l’artiste-modèle, nue, tenant par les pattes un coq dont la tête coupée saigne de sa blessure et de celle du corps de la sacrificatrice, l’une se confondant avec l’autre. Image érotique d’une identité mise en scène, ou moment du théâtre vaudou que connaît la Cubaine ? On a pu voir à la Fondation Cartier (5 avril-25 septembre 2011) un rare ensemble de figures rituelles, certaines portant la trace du sang du sacrifice. Faites de bois, de ficelle, de matière brute ou stylisée, les statuettes utilisées pour provoquer l’aphasie ou la mort.
Blood and Fire. En 1977, Ana Mendieta installe dans un rectangle tracé sur le sol un suaire noir sur lequel est planté une bougie. À la Galerie, autre « installation » : une croix de bougies noires allumées (1976). Trace d’un rituel ? À la signification réservée. Qu’on découvrirait plus sûrement dans une clairière ouverte dans la forêt tropicale que devant des moulures haussmanniennes : un rendez-vous manqué. Rien qu’une « installation ».
Au contraire, le feu jaillit, vif, violent, de l’image d’un volcan, tertre ouvert, terre féminine, embrasée. On suit encore, nette, la trace du feu sur le corps d’une femme accolée à un arbre. Elle, les bras en l’air. Le tronc de la femme et le tronc de l’arbre pris dans la même matière brune.
Peut-être que de la hantise du feu et du sang reste quelque chose dans les dessins apparemment très loin des matières brutes, voire brutales. En 1983, un dessin rappelle une sculpture féminine des Cyclades. Des sexes réduits à la géométrie çà et là. Elle-même photographiée à côté d’une sculpture en bois où le corps est divisé en trois triangles, « de la tête aux jambes ».
Sur une feuille, d’un trait d’acrylique rouge, la Venus Concha : la concha, la coquille, le sexe plus imposant dans sa linéarité que le petit nom conchita que portent tant de filles de langue espagnole.
À cette figure me paraît répondre l’admirable portrait de 1981. Le modèle, l’artiste, de profil, contre un mur où est gravé en capitales, le nom, la seule identité de l’artiste : « Ana Mendieta ».
Ana Mendieta qui écrivit cette note : « L’art a été pour moi un moyen de sublimer la rage. »
Georges Raillard
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