Cette sensibilité n’était évidemment pas explicitée dans les ouvrages qui ont fait sa réputation en théorie de la connaissance scientifique, en logique mathématique, en philosophie de la physique. Sans doute devait-elle percer dans le ton adopté, puisqu’elle fut perçue. Si arides qu’aient été les sujets abordés dans ces livres, ceux-ci n’ont jamais sombré dans cette abstraction dont font procès à la philosophie ceux qui voient en elle verbiage sonore et pontifiant. Ne serait-ce que par les exemples qu’il choisissait, Putnam faisait sentir qu’il ne bornait pas sa vision aux problèmes précis qu’il s’efforçait de résoudre mais qu’il en mesurait les enjeux bien au-delà du champ précis dans lequel ils étaient posés. Alors que la philosophie américaine sérieuse a tendance à s’enfermer dans les rigueurs d’une scholastique décidée à ignorer ce qui n’est pas elle – à commencer par tout ce qui n’est pas produit aux États-Unis – il a toujours fait preuve d’une ouverture au monde qui le singularisait et le rendait attachant.
Voici que, « cinquante-cinq ans » après ses premiers écrits, ce vieux monsieur en vient « à écrire sur trois philosophes de la religion », Buber, Rosenzweig et Levinas, qu’il tient pour « les plus grands philosophes juifs du XXe siècle ». On apprend ainsi que lui-même était juif. L’était-il vraiment ? Quel sens y aurait-il à dire qu’était juif quelqu’un qui ne se pensait pas comme tel avant que son fils aîné ne lui annonce vouloir faire sa bar-mitsvah ? Il avait certes, du temps de la guerre du Vietnam, exposé à la fondation Hillel de Harvard les raisons de son engagement actif contre cette guerre, et le rabbin lui avait alors « fait très forte impression » mais les choses n’étaient pas allées plus loin avant qu’il ne faille préparer cette bar-mitsvah. C’est seulement à ce moment que « les services et prières juifs » sont « devenus une partie essentielle » de la vie de Putnam et de son épouse. Pourquoi, d’ailleurs, se demande-t-il, ne pas « dire les prières juives traditionnelles » plutôt que se livrer à la méditation transcendantale, comme c’était alors la mode ? Mais Putnam, qui est l’incarnation même de l’honnêteté intellectuelle, sait bien qu’il ne peut pas éluder la question des rapports entre cette activité religieuse, qui a pris une place importante dans sa vie, et sa « conception générale du monde » qu’il qualifie lui-même de « scientifique et matérialiste ». Peut-on être à la fois « profondément athée » et « croyant » ? Les deux sont inconciliables. Putnam le sait et n’a pas concilié ces deux parties de lui-même, qu’il garde donc séparées. Cependant, il ne s’en tient pas à ce constat qui pourrait avoir quelque chose de confortable – au sens péjoratif où l’on parle de « confort intellectuel ». Philosophe il est resté et il fait donc de cette « tension entre philosophie et religion » une question qui « n’a pas de réponse définitive » et avec laquelle il se débat. De cette tension témoigne ce petit livre, dont le titre déjà est troublant, avec ce mot de « philosophie juive » : est-ce vraiment de philosophie qu’il s’agit dans ce que Putnam lui-même qualifie d’activité religieuse, caractérisée par des prières et un ensemble d’observances ?
Ce titre se présente en fait comme une transposition de celui que Pierre Hadot avait donné à un de ses tout derniers ouvrages, lorsque, octogénaire, il souhaita faire connaître à un public élargi une sorte de bilan du travail approfondi qui avait fait sa réputation auprès des spécialistes des philosophies hellénistiques et de la fin de l’Antiquité. Généralisant alors à toute la philosophie antique une conception qui n’est vraie (et encore !) que d’écoles comme le stoïcisme et l’épicurisme, voire de Plotin, Hadot voyait dans celle-ci une « manière d’exister dans le monde » dont la finalité est de « transformer toute la vie ». Déclarant sa « prédilection » pour ce livre de Pierre Hadot, Putnam applique la même conception à ce qu’il appelle « la philosophie juive ». Ce faisant, il risque fort de choquer ceux qui voient dans le judaïsme tout autre chose et davantage qu’une philosophie, de même que ce livre de Hadot choquait ceux qui répugnent à voir, dans la République, la Métaphysique ou même le poème de Lucrèce, de simples « exercices spirituels » destinés à servir de « guides de vie », d’autant qu’aussi bien Platon qu’Aristote fondèrent des écoles où l’enseignement était d’une haute technicité.
On pourrait être tenté d’interroger Putnam sur la différence qu’il fait entre ses ouvrages techniques de philosophie et celui-ci, qui n’est certes pas destiné aux spécialistes de quoi que ce soit. Mais, et c’est tout l’intérêt de sa démarche, il a vu le problème. Il ne prétend d’ailleurs ni dire que seule la « philosophie juive » pourrait être un guide de vie ni que toute la pensée juive se réduirait à cet aspect. Son propos est délibérément partiel, il se réduit à « montrer quelle aide » les trois philosophes juifs qu’il évoque dans ce livre « ont pu apporter à un croyant à qui l’onto-théologie répugne ».
En adoptant un tel point de vue sur la « philosophie juive », Putnam ne la considère ni comme les philosophies qu’il discute dans ses ouvrages savants, ni comme les penseurs juifs font de la Torah ou du Talmud. Cet entre-deux n’est pas non plus la position qu’adoptaient Rosenzweig, Buber ou Levinas, qui se définissaient bien comme philosophes et comme juifs, car Putnam ne se dit juif en quelque sorte que par hasard. Il ne ressemble pas non plus aux « témoins du futur » qu’évoquait Pierre Bouretz, ces philosophes aussi différents que peuvent l’être Walter Benjamin, Ernst Bloch ou Leo Strauss, qui ont tout de même en commun d’avoir été nourris à la culture juive allemande. Sans doute la formation de Putnam n’a-t-elle rien allemand – avec Reichenbach, Carnap et Wittgenstein, elle serait plutôt du côté autrichien – mais elle semble surtout n’avoir guère été juive. Il n’est, si l’on ose dire, pas juif par ses parents mais par son fils, ce qui inverse beaucoup de choses. Ne se pensant juif que sur le tard, il fait alors de la philosophie juive un guide de vie, tout en reconnaissant volontiers que d’autres philosophies auraient pu remplir tout aussi bien ce rôle pour lui : il blâme vigoureusement Rosenzweig d’avoir attribué au christianisme et au judaïsme une supériorité sur les autres religions. Du coup, on perçoit dans son regard sur la philosophie juive la flamme d’un enthousiasme communicatif.
Comme cet homme chaleureux est aussi un grand esprit, la modestie affichée de son propos ne l’empêche pas d’écrire des pages très stimulantes sur les relations qu’il voit entre les pensées de Rosenzweig et de Wittgenstein. Convaincu par le propos de Buber sur Je et Tu, il consacre à Levinas, qu’il admire sans toujours l’approuver, une cinquantaine de pages d’une justesse et d’une clarté remarquables. Rarement un esprit formé à la rationalité scientifique aura parlé avec autant de finesse de ce que peut être un engagement religieux.
Marc Lebiez
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