En 2003, la Bibliothèque nationale de France avait présenté « une rétrospective complète de l'œuvre de Cartier-Bresson ». Les œuvres - photographies, films, dessins... - étaient acompagnées de textes écrits de divers points de vue.
Aujourd'hui, l'exposition et le catalogue sont sous la responsabilité d'une même personne, Clément Chéroux, le conservateur de la photographie au Musée national d'Art moderne. La présentation des œuvres (évitons le mot « scénographie ») est juste : un gris dont HCB faisait l'éloge, opposé à notre époque chronophage. Il haïssait la couleur à laquelle, par concession aux marchands de magazines, il dut se soumettre, mais en n'y voyant qu'un « moyen de documentation »
« Ennuyeux comme une exposition de photographies ». Cette fusée est dans Le Temps retrouvé. Imaginons le sourire de Cartier-Bresson, qui savait que Proust, l'une de ses lectures constantes, avait tout mis en pièces. L'exposition de photographies où l'on s'ennuie est celle d'avant le dynamitage - le bouleversement des lignes d'horizon dont il avait fait son profit. Une autre lecture de HCB, Baudelaire : il traite de la photographie avec la voix des mauvais jours : qu'elle reste à sa place, celle d'une servante pour conserver les « choses précieuses ».
Ce que peut être la photographie, c'est dans Rimbaud, sa lecture favorite, que Cartier-Bresson peut le trouver :
« Au bois, il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.
Il y a une horloge qui ne sonne pas.
Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.
Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.
Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, enrubannée.
Il y a une troupe de petits comédiens en costumes aperçus sur la route à travers la lisière du bois.
Il y a enfin, quand l'on a faim et soif, quelqu'un qui vous chasse. »
Dans Enfance, combien d'images vues, arrêtées par HCB, « piéton de la grand' route » ? À l'exposition, on le suit dans les lieux et les temps où les choses basculent. Son regard (vif, violent, velouté) fixe ces instants. D'un doigt il les crée, leur donne forme. Il semble l'incarnation du hasard, de ce que le surréalisme désigne comme un « hasard objectif ».
Le poète et l’artiste dignes de ce nom ont pour champ la pensée analogique : « Pour moi, écrit Breton, la seule évidence au monde est commandée par le rapport spontané, extralucide, insolent qui s’établit dans certaines conditions entre telle chose et telle autre, que le sens commun retiendrait de confronter. » Il y a chez HCB, sous-jacente au fameux « instant décisif », une poétique de l’analogie. Une des ouvertures du catalogue est nommée « Signes ascendants ». Signe ascendant, c’est le titre que Breton a donné à son texte sur l’analogie.
On est dans le trouble quand, parmi ces signes ascendants (rapport de la naissance et des astres), figure Impressions d’Afrique. Cartier-Bresson, en 1930, a bien rapporté d’Afrique des photographies des Noirs au travail. Mais on peut s’étonner que ces vues soient désignées par le titre que donna Raymond Roussel à un récit dont l’origine est un jeu de mots, billard/ pillard, que la forêt africaine provienne d’un jardin de Neuilly, et qu’y joue son rôle l’adresse du bottier de l’écrivain, place Vendôme.
À la division suivante, « l’attraction surréaliste ». Cartier-Bresson a été lié avec Max Ernst, une de ses premières peintures semble inspirée de Miró. La parenté avec le surréalisme est analysée à partir des trois caractères de la « beauté convulsive » mise en valeur par André Breton au début de L’Amour fou : « Erotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle ». L’œuvre d’Henri Cartier-Bresson est peut-être tout entière assise sur ces couples opposés et complémentaires. À l’écart ou en marge des pratiques surréalistes. L’exemple en est donné dans L’Amour fou. A la fin du livre, André Breton écrit une lettre à « Écusette de Noireuil » (Aube Breton). Le texte est accompagné de la reproduction d’une des plus bouleversantes photographies de HCB : à Séville, en 1933, des enfants – l’un a des béquilles – pris dans des ruines, cadrés par un mur déchiqueté.
A la fin de la lettre, Breton écrit à sa fille qui vient d’avoir seize ans : « J’aime en vous tous les petits- enfants des miliciens d’Espagne, pareils à ceux que j’avais vu courir nus dans les faubourgs de poivre de Santa–Cruz de Tenerife. Puisse ce sacrifice de tant de vies humaines en faire un jour des êtres heureux. » (1937) Les misères de la guerre, en Espagne, la misère dans tous les coins du monde heurtent HCB. On trouvera à l’exposition, outre les photos qui en témoignent, des films sur l'Espagne - les villages, les visages, les blessures.
Cartier-Bresson avait été attiré par le cinéma (voir l’article de Lucien Logette). Il a été l'assistant de Jean Renoir et acteur. Il est figurant avec Georges Bataille dans Partie de campagne. Séminaristes, leurs regards vont vers les dessous de Sylvia Bataille sur la balançoire. L’érotisme n’est pas toujours voilé. Les corps sollicitent le regard, l’approche. Amples croupes. Ou corps comme évidés, ainsi que HCB en dessinera au Muséum d’histoire naturelle. La mort rôde dans le monde vu par HCB. Le monde tel que l’Histoire le fait.
Une partie de la rétrospective est sacrifiée : les portraits. En raison de la commande dont certains ont été l’objet. Le portrait de Sartre, au pont des Arts, face à Jean Pouillon en profil perdu, est là. On lira, on relira le texte écrit par Sartre en 1954, sur l’album de Cartier-Bresson D’une Chine à l’autre (repris dans Situation V) : « Les photos de Cartier-Bresson ne bavardent jamais. Elles ne sont pas des idées. Elles nous en donnent. »
Georges Raillard
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