Éric Vuillard pratique les formes brèves. C’est un écrivain de la condensation, ou plutôt de l’impact. Il lui faut un choc initial, son texte doit impliquer une pensée à rebours. L’histoire s’entrechoque ainsi avec la fiction, avec les formes que la fiction élit pour la prendre en compte. De même que La Bataille d’Occident et Congo, son dernier récit cherche une sorte de contre-pied, invente un contre-discours. Dans le même temps, l’écrivain confère à l’histoire une densité particulière en l’inscrivant dans des corps.
Ainsi, on ne sait s’il faut commencer par la figure qui hante ce texte, à partir de laquelle tout le récit se stratifie, Buffalo Bill Cody, ou par l’idée qui sous-tend tout son déroulement : la démonstration que notre société est définitivement celle d’un spectacle permanent et faux, nauséeux et dangereux. Tristesse de la terre tente de contrecarrer la grande tromperie qui aplanit la complexité du monde et défait la vérité de l’histoire. En un peu plus de cent cinquante pages, l’écrivain essaie de tout dire de son épaisseur, de trouver une forme qui le lui permette. Par éclats, selon un système d’appositions, un peu sur le ton de l’imprécation, Vuillard raconte une histoire invraisemblablement vraie, celle du premier reality show inventé par la figure légendaire et finalement fade de Buffalo Bill, ce spectacle aux moyens considérables qui prétendait reconstituer les épisodes marquants des guerres contre les Indiens et instituer une représentation mythique de la conquête de l’Ouest américain.
Le récit décompose le projet de Buffalo Bill, qui « allait révolutionner l’art du divertissement, il allait en faire quelque chose d’autre », « quelque chose de neuf », qui allait montrer « la réalité elle-même », parce que « le clou du spectacle n’est pas un spectacle, c’est la réalité ». Vuillard découvre que « la grande machine à divertir » est désormais inventée. Ce faisant, il touche à un aspect essentiel du rapport contemporain à la réalité, au spectacle que celle-ci, ultra-médiatisée, est devenue. L’écrivain démontre, sans jamais en gommer la violence, la façon dont ce rapport à la représentation s’impose, dévore et empêche toute autre forme de discours. À tel point qu’on dirait un western sur les planches commenté par Debord et Lévi-Strauss. Il décrit avec effroi la fascination d’un public gigantesque – car ce sont des millions de spectateurs qui affluent pour se vautrer dans la mise en scène de leur propre présent – pour le frisson d’un « spectacle qui brûle » et « tire sa puissance et sa dignité de n’être rien ». Il expurge un malaise, interroge « le fabuleux pouvoir de combustion du sens à travers le spectacle ».
Vuillard décrit méthodiquement la genèse du spectacle, le recrutement pathétique de Sitting Bull, la tournée européenne, quelques épisodes incroyables – comme l’achat de la survivante de Wounded Knee ou l’attente en Alsace de toute la troupe pendant des mois –, les étapes de la mise en scène, l’évolution et les adaptations du show, la théorisation à laquelle s’emploient ses créateurs. Dans le même temps, Vuillard se passionne pour l’homme lui-même, cette espèce de faux héros vaguement minable dont le corps même est « une sorte de simulacre », un « pur produit » défait par « la grande puissance contrefactrice » qui veut qu’il se conforme à son personnage, ce qui fait que « sa vie sera la parodie de sa vie, en quelque sorte, une autre vie fabriquée, promise à d’autres ». Tristesse de la terre est autant une dénonciation du massacre systématique des Indiens « considérés comme les débris d’un monde ancien », condamnés à « jouer les figurants de leur propre malheur », que son portrait atterré qui mène à une réflexion sur la nature du bouleversement qu’il a provoqué.
Vuillard semble parfois vouloir empêcher une lecture linéaire, forcer le lecteur à s’incorporer sa pensée, à la faire sienne. Ce choix fait naître régulièrement une certaine gêne, comme si quelque chose manquait dans la forme même du livre. Sans doute est-ce volontaire – ses autres livres en portent la trace –, mais le ton assurément particulier de Vuillard se signale par un énervement, une vindicte qui le fait tendre parfois vers une certaine forme de morale. Comme si ce qui l’indigne et qu’il découvre – qui nous indigne tout autant – l’empêchait d’être toujours à la hauteur de son sujet. Le livre se caractérise ainsi par une disproportion qui désarçonne, oscillant entre la fresque et l’intime, l’idée et la fiction.
Pourtant demeure la force qui l’habite, l’exigence non pas d’une compensation mais plutôt du dévoilement d’un rapport au réel et à la représentation qui doit être remis énergiquement au centre. Car ce que dit Vuillard, par-delà une certaine confusion dans la construction de son livre, c’est l’ambivalence et le déni qui s’immiscent dans la relation que nous établissons entre distance fictionnelle et réel. Il fait tout pour y contrevenir, nous enjoignant d’y remédier. C’est ainsi que l’on pourra lire le dernier chapitre du récit – énigmatique et décalé –, consacré à Wilson Alwyn Bentley photographiant des flocons de neige : mise en valeur d’un lien gratuit à la représentation, à son évidence aussi, comme si l’auteur nous rappelait, par le biais d’une belle digression finale, que cela existe aussi malgré tout.
Hugo Pradelle
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