Perspicace, exigeant, méthodique, cultivé, subtil, Werner Spies, historien d’art (1), a feuilleté des dizaines de milliers de papiers du XIXe siècle, avec l’aide de Leïla Jarbouai, conservateur des dessins au musée d’Orsay. Ici, il met en évidence cent cinquante-cinq illustrations de désirs, d’angoisses, d’amours (avec Madame la Mort), de tragédies, d’espérances… Avec peu d’outils et un support économique, le dessin est une création intime et discrète ; il est le terrain idéal des libertés esthétiques, des expérimentations graphiques, des tentatives, des ébauches, des griffonnements, des projets. La main prépare ; elle continue ; elle persévère.
L’exposition est organisée selon dix thèmes. Les dessinateurs (français ou étrangers) offrent les autoportraits parfois tourmentés, les éclairs d’encre, les architectures imaginaires, les labeurs des humains et leurs sommeils, le fusain d’Odilon Redon et la poudre fugitive, la chair de la nudité féminine, le monstrueux, les cruelles et « l’indestructible luxure », les barricades, les silhouettes denses et vaporeuses de Seurat, les lumières fantastiques, les verticalités vertigineuses…
Pour l’espace dédié au livre catalogue, Werner Spies a réuni une centaine de créateurs du XXIe siècle, qui ont regardé de très près les dessins du XIXe siècle et les commentent par des mots ou des formes. Alors, le XIXe et le XXIe siècle dialoguent ; ils trouvent des conversations, des tête-à-tête, des échanges, des collisions, des contacts imprévus, des rencontres.
Par exemple, le peintre Titus-Carmel contemple un dessin d’Eugène Boudin, Personnage sur un chemin s’enfonçant dans un bois (vers 1848). Titus-Carmel note : « C’est l’atmosphère sourde et quelque peu désolée. […] On finit par distinguer une présence humaine : une trace bleue surmontée qui surprend malgré le temps qu’il nous a fallu pour la découvrir […] Que fait ce personnage perdu sous la voûte obscure de ces grands arbres ? […] Avance-t-il vers nous, ou, au contraire, s’enfonce-t-il au plus profond de l’ombre ? […] C’est précisément l’apparition de cette silhouette colorée, presque fragile et rapidement indiquée au pastel, comme après-coup […] ». Tu devines un chemin inconnu, indécis, qui s’éloigne vers un ailleurs.
Ou bien, le peintre Jean Le Gac observe longuement La Barrière (vers 1892) de Ker-Xavier Roussel. Il remarque : « Ici, votre barrière n’ouvre sur rien. Elle efface également la jolie maisonnette et le chien fidèle dans notre dos. Vous avez éteint la lumière, même celle de l’éclair du mince arbuste à droite. Il nous reste une meule fantôme et quinze cadences verticales de vert impressionniste, disposées en flûte de Pan. » À côté de son commentaire du dessin, Jean Le Gac rassemble ses anciennes photographies et un dessin (tirés de ses œuvres) qui proposent des barrières différentes, d’autres limites, des clôtures, des séparations ambiguës.
Ou encore, le romancier Mario Vargas Llosa regarde un dessin troublant d’Edgar Degas, Femme nue, assise par terre, se peignant (vers 1896) : « Le peintre escamote ou cache un corps. L’impressionnante chevelure couvre le visage, la poitrine, le ventre et le pubis de la femme qui se peigne. […] Elle se dissimule derrière cette cascade qu’elle retient d’une main, tandis que l’autre la caresse du peigne. […] Vient-elle de sortir du sommeil et lisse-t-elle des cheveux désordonnés par la nuit ou peut-être l’amour ? ». Se révèlent les désirs secrets, mystérieux.
Ou bien, la photographe Cindy Sherman est fascinée par le pastel et le fusain de Félicien Rops La Femme au lorgnon (vers 1870). Elle écrit : « Qu’y a-t-il sur son chapeau, une aile d’oiseau ou de simples plumes ? Ou bien est-elle un ange ? C’est un portrait de son cou, pleinement exposé et vulnérable, les veines palpitantes, un porno pour vampires. »
Ou aussi, deux paysannes se penchent et deviennent une étrange machine qui cherche les épis : Les Glaneuses (1855-1856) de Jean-François Millet. Le scénographe Richard Peduzzi signale : « Le poids des rêves, des espérances enfouis dans le torse et les bras de ces deux femmes semble les entraîner vers un point que nous ne distinguons pas sur le dessin. »
Ou encore, Christian Boltanski n’aimait guère la plupart des œuvres du peintre Ernest Laurent (1859-1929) : « J’ai eu l’impression d’être devant un peintre ni très bon, ni très mauvais, ayant, comme l’on dit, fait une belle carrière. » Et, puis, brusquement, un seul dessin d’Ernest Laurent, Homme assis, de face, les bras croisés (1883), le bouleverse. Il décrit : « C’est peut-être la nuit, la scène pourrait se passer dans une gare ou dans un commissariat ; va-t-on, comme cela se passe aujourd’hui, le reconduire à la frontière, ou est-il dans le couloir d’un hôpital, veillant un proche malade ? » Et alors Ernest Laurens et Christian Boltanski sont des frères malheureux. Car la solitude, le malheur, la nuit règnent, parfois, en 1883, en 2014.
Ou aussi, le sculpteur indien Anish Kapoor regarde un fusain tragique d’Odilon Redon, Diable enlevant une tête (1876) ; il place à côté du dessin de Redon une gouache : une explosion pourpre qui jaillit dans une jungle obscure.
Allemande, écrivain et artiste, Anita Albus observe La Fuite en Égypte (vers 1871) de Rodolphe Bresdin. Elle découvre « des broussailles inextricables, des rameaux enchevêtrés, des branches semblables à des boyaux sur fond de mésentère noir, des feuilles scintillantes dans l’obscurité et la lumière ». Elle évoque aussi la vie tragique de Bresdin et ses voyages de désespoir, ses « fuites », ses égarements.
François Rouan choisit Salomé dansant (1886) de Gustave Moreau : « Cette figure dansante est-elle seulement une figure d’idéalisation de “la femme qui n’existe pas” ? Au-delà des colliers de fleurs et de coquillages, mon regard se glisse dans les failles du plan coloré. Sous les voiles de la robe, mes yeux veulent rejoindre l’intimité du sexe caché. » Et François Rouan dessine le dos d’une femme qui danse et tournoie.
Ou aussi, Peter Handke regarde Le Four à plâtre (1890-1894) de Cézanne : « Cézanne regarde longuement les deux choses, le four à plâtre et la montagne, qui sont aussi quotidiens qu’insolites. […] Il se donnait pour but de rendre l’évident incompréhensible, de trouver aux choses faciles à saisir un fond d’obscurité. Les simples contours sont devenus pour lui les frontières de quelque chose de mystérieux. Tout au long de sa vie silencieuse, il mena une lutte sans fracas ». Et les dessinateurs rêvent dans la fièvre et la méthode. Ils mènent des luttes sans fracas.
- Historien d’art, écrivain, Werner Spies a été directeur du Musée national d’Art moderne (Centre Pompidou) de 1997 à 2000. Il est un passeur de frontières de notre temps (voir QL n° 1 054).
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)