Noir et blanc. Portraits. Fonds, traits épais, filins, vêtements, membres, regards… Le monde de Jo Vargas peut évoquer les Hymnes à la nuit de Novalis : « Mais, plus encore que les étoiles scintillantes, ils sont célestes, les Yeux que la Nuit a ouverts en nous. »
Ici, échanges de regards, répétés : le regard peint et le nôtre, toujours renouvelé. Ici, comme très souvent ces années-ci, présence souveraine, le visage de Virginia Woolf, son regard. On ne cherche pas une traduction, un passage parmi les mots dans ce regard, dans ces yeux. Sauf à être conduit par eux au dernier texte de Virginia Woolf quelques mois avant qu’elle ne quitte la vie (Moments of being, traduit en 1977 en Instants de vie). Je lis alors cette « esquisse du passé » avec le regard que prête à Virginia Woolf Jo Vargas. Pourtant, pour le peintre, l’approche ne fut pas simple : « Virginia Woolf, je me disais : interdiction de la peindre. Trop belle. Il m’est plus facile de m’identifier à Delacroix, tout édenté, ou à Rembrandt, bouffi d’alcool […]. Ce visage atrocement lointain, comme regardant au-delà du monde, c’est cela que j’aime, sa panique et sa finesse, son effroi, sa folie et l’humour qui la sauve d’elle-même ». Tout est dit. De Virginia Woolf. Mais tout à voir, toujours repris, de Jo Vargas.
Comme d’autres visages tirés de la nuit par la main de l’artiste pour accéder à leur nuit, à la nôtre. Delacroix, Rembrandt ou Nerval dans la salle médiévale du sous-sol de la galerie des œuvres sur papier qui, réunies, forment une composition, figurale et musicale : Leonard Bernstein et Mahler appartiennent à la « famille » de Jo Vargas. Au bas de la composition, un petit portrait de Nerval. On l’a déjà vu en 1985 sur la couverture de Raconteries, ouvrage quasi posthume de Philippe Audoin, surréaliste de la deuxième génération (né en 1924), père de Jo et Fred Vargas. Dans cet ouvrage, un texte se présente comme « un manuscrit retrouvé de Gérard de Nerval ». Le thème en est la maison de Balzac à Passy, l’auteur joue sur le double, les détours de l’identité. La sienne lui sera, pour une bonne part, donnée par Breton.
Le fils de Philippe Audouin est l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Il a publié récemment, sous le titre Quelle histoire (mot de son père au moment de sa mort), une histoire de la guerre 1914-2014 qui est « un récit de filiation » (1). Tout un chapitre est dédié à la relation singulière de son père avec le fondateur du surréalisme (Audoin est né en même temps que le Manifeste du surréalisme).
Le fils historien s’attache par des analyses et surtout des textes aux descriptions successives que Philippe Audoin a faites d’André Breton : sa stature, sa chevelure, mais surtout son visage ; ses sourcils, son nez, son léger prognatisme « L’œil de mon père se trouve ici tout entier. » Et encore, plus tard, sur une photo remontant à 1920 : « le regard est à la fois fixe et trouble. Le point brillant fait balle, c’est une sommation, on voit rarement un regard aussi pressant ». Les sœurs de l’historien de la guerre de 14 sont donc Joëlle Audoin et sa sœur jumelle Frédérique. La première, Jo Vargas, prend son identité du personnage de Maria Vargas interprété par Ava Gardner dans La Comtesse aux pieds nus. Fred Vargas recueille le pseudonyme choisi par sa sœur.
L’une et l’autre ont connu, jeunes, André Breton chez leurs parents. Leur père fut leur initiateur, orienta leurs regards. Une « filiation ». Mais à chacune son territoire. Jo multiplie les portraits, les regards, Fred saute, abrège, elle donne à son personnage Adamsberg des voies plus expéditives : « Acné. Prognathe. Sensible. Maurel. »
« Chemins nocturnes » : c’est le titre de la collection où sont publiés les livres de Fred Vargas avant qu’ils ne soient repris en poche et « étiquetés » policiers. Au commun des mortels qui « en plein jour a l’aimable prétention de voir clair », Breton opposait Gérard [Nerval], Xavier [Forneret], Arthur [Rimbaud]. Fred Vargas joue avec le surréalisme, lui-même féru de jeux (inventoriés par son père). Au carrefour Gaîté-Edgar Quinet, une boîte à lettres accrochée à un arbre reçoit des messages et les divulgue : duplication de la Boîte à Lettres-Boîte Alerte du surréalisme. Un Breton divulgue les messages. Le langage est toujours douteux. Les tiroirs sont nombreux, aucune marchandise n’est vraiment fiable. Y a-t-il plus de profondeur dans un texte annonçant la menace apportée par des taupes, des rats, des vers, par la pourriture souterraine, texte répété dix fois dont plusieurs en latin, plus de profondeur que dans cette remarque : « pas de papier, pas d’idée. Le verbe hisse l’idée comme l’humus hisse le petit pois ».
Rien d’assuré, cependant, dans le langage en dépit de l’évidence. Les mots, les identités sont chez Fred Vargas en constant état d’alerte. Decambrais n’est pas de Cambrai, il n’est pas aristo, mais dentellière Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg est naturellement originaire des Pyrénées-Orientales. Au plus profond du monde, des gens, des choses, de l’histoire, de la mémoire, des mots, « un infracassable noyau de nuit ». Mais sur le papier, à la main experte de l’écrivain ou du dessinateur, les procédés ne font pas défaut pour tracer des chemins nocturnes.
- Voir l’article de Carina Trevisan, NQL n° 1 093, p. 26.
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