Pomeranz pose la question de l’inéluctabilité de cette suprématie au moment même où le cours de l’histoire administre la preuve factuelle de son caractère transitoire et surtout, sa recherche s’inscrit dans la dynamique récente d’une histoire globale fortement corrélée à l’histoire environnementale contemporaine, elle-même impulsée par les interrogations écologiques récurrentes de notre temps.
Précisons. Cette grande divergence signe une approche nouvelle de l’histoire différentielle des sociétés du monde. Tout d’abord en se situant d’emblée dans la courant de l’histoire globale, la world history, dont les origines sont à chercher dans la pensée braudélienne. Il s’agit de penser l’histoire en rompant avec l’étroitesse des histoires nationales et en adoptant une focale qui autorise l’observation sur le long terme des circulations des flux matériels et culturels à l’échelle de la planète. Ainsi est mise en œuvre une démarche comparative évitant à la fois tout travers ethnocentrique, et notamment européo-centré, et tout biais téléologique. La thèse de l’auteur échappe à la plupart des problématiques de la prétendue supériorité de telle ou telle région ou civilisation sur une autre. Elle évite du même coup les comparaisons aux échelles nationales (Chine versus Grande-Bretagne) ou continentales (Asie versus Europe). Pomeranz s’appuie à l’inverse sur l’étude comparative de régions-centres parmi les plus avancées, commensurables tout à la fois par leur taille et la « qualité » de leur développement et ce, dans l’univers polycentrique prévalant avant le XIXe siècle.
Ainsi Kenneth Pomeranz livre une évaluation comparative minutieuse de deux régions proches à bien des égards vers 1750 : d’un côté le delta du Yangzi et de l’autre l’Angleterre. On y retrouve des densités humaines élevées, des niveaux de consommation, des conditions sanitaires et espérances de vie comparables, avec une proto-industrialisation rurale active centrée sur la filature et le tissage, associée à une agriculture intensive et déjà largement orientée par le marché régional, le tout dans le cadre d’une économie fortement monétarisée. Les deux ensembles se heurtent au même butoir, celui des limites spatiales à l’intérieur desquelles se retrouve le conflit d’usage classique entre les parts respectives du sol consacrées à la production de nourriture et celles vouées aux matières premières (construction, fibres, énergie). Du point de vue de la consommation d’énergie, des historiens comme Vaclav Smil observent des niveaux comparables. Quant à l’efficience technique des convertisseurs énergétiques, si « les roues à eau et bientôt des machines à vapeur [furent] probablement une des plus grandes manifestations de l’avance européenne, la Chine disposait d’une avance tout aussi nette dans l’efficacité de ses fourneaux, à la fois pour la cuisine et le chauffage ». D’une façon plus globale, il est clair qu’avant le XIXe siècle, il n’existait aucun décalage significatif, du moins sur le plan technologique, entre les régions étudiées par Kenneth Pomeranz.
À la fin du XVIIIe siècle, ces deux régions avaient atteint un plafond malthusien et, comme le souligne Philippe Minard dans sa postface, elles avaient aussi « épuisé les potentialités de croissance smithienne, du fait de goulets d’étranglement écologiques ». C’est alors et alors seulement que divergent leurs trajectoires et la seconde originalité de la réflexion de Pomeranz tient à l’introduction systématique et heureusement maîtrisée de la dimension écologique dans l’analyse historique comparée du développement des sociétés. Tandis que le Bas-Yangzi desserre provisoirement l’étranglement malthusien par l’intensification du travail, synonyme de productivité humaine décroissante, l’Angleterre dépasse pour sa part la contrainte écologique grâce à deux « bonnes fortunes », l’avantage géologique de gisements charbonniers abondants et accessibles ainsi que l’accès aux ressources agricoles du continent américain mises en valeur dans les plantations esclavagistes.
Soit l’avantage charbonnier. Le charbon de terre se substitue à la ressource forestière, menacée d’épuisement. L’estimation est la suivante : à l’aube du XIXe siècle, l’extraction du charbon fossile équivaut à la production potentielle de huit millions d’hectares de forêt à une époque où la déforestation menace l’ensemble de l’Ouest européen. Cette surface est disponible pour la production agricole dont le croît permet en Angleterre de soutenir un essor démographique remarquable. Soit d’autre part le contrôle de territoires du Nouveau Monde. Les faibles coûts de la main-d’œuvre servile et les productions de cette dernière dont elle contrôle le négoce font à nouveau économiser à l’Angleterre une surface estimée à neuf millions d’hectares qui auraient été autrement dévolus pour l’essentiel à la production lainière. Ainsi, sans ces deux facteurs de soulagement écologique, « le XIXe siècle eût probablement été le théâtre d’une spirale écologique descendante (comme celle qui semble s’être produite dans certaines parties de la Chine) ». L’Angleterre acquiert des avantages décisifs en prenant appui sur l’externalisation des ressources et des marchés, optimisant ainsi les moyens de satisfaire la production des besoins quotidiens de base de la population du royaume : alimentation (agriculture), logement (bois de construction), chauffage (charbon de terre), voire habillement (production de fibres). Ce n’est que plus tardivement, c’est-à-dire vers la fin du XVIIIe siècle, que le charbon de terre va pénétrer progressivement dans l’industrie, verreries, fours à chaud, puis métallurgie. Et il faut attendre vraiment le milieu du XIXe siècle pour que le nouveau système technique basé sur la machine de Watt donne à l’Angleterre l’avantage décisif sur la Chine.
Dans ce pays et plus précisément dans le Bas-Yangzi, région de référence, si la déforestation est comparable à celle de l’Europe, la forêt est cependant proche et les problèmes écologiques dont la gravité est analogue à ceux rencontrés en Europe ne surviennent que vers le milieu du XIXe siècle. Kenneth Pomeranz estime qu’en 1800, en dépit d’un peuplement dense, la pression sur la terre chinoise n’était sans doute pas beaucoup plus forte que dans le cas de l’Europe. « Et du moins en ce qui concerne les arbres et le sol, le rythme de la dégradation était probablement moins rapide que celui de l’Europe occidentale au XVIIIe siècle », l’Europe ayant peut-être joui d’un meilleur matelas écologique dans d’autres domaines, avec par exemple de vastes surfaces d’herbages et de pâtures bien arrosées. Pomeranz souligne bien d’autres différences entre la Chine et l’Europe s’agissant du lien entre économie et écologie et notamment les difficultés de l’Europe à accroître la production de fibres, de bois et d’aliments sur son propre sol en raison de la faiblesse relative de ses réserves de main-d’œuvre ; il rappelle avec non moins d’insistance que la plupart des manques européens pouvaient être compensés grâce au commerce au long cours : « il fournit du coton dans un premier temps, du guano, du sucre, des navires en bois et des entrepôts maritimes et par la suite, des céréales, de la viande et du bois ».
Si dans un premier temps la Chine et le Japon résolurent ces problèmes par la consommation accrue de travail, ce ne fut que pour repousser leurs frontières écologiques dans le temps. Et la Chine ne disposa d’aucune des aubaines qui sauvèrent l’Europe du désastre, notamment l’exploitation de nouveaux mondes. Seules des forces extérieures au marché et des circonstances dépassant l’Europe permettent d’expliquer comment le centre européen a su et pu réaliser des percées et a fini « par devenir le centre privilégié de la nouvelle économie globale du XIXe siècle, capable de donner à une population en croissance explosive un niveau de vie sans précédent ».
Une grande divergence réactualise le débat sur les origines, le développement et l’avenir d’un monde global à partir d’une documentation d’une exceptionnelle richesse. Sans écarter les explications techniques, culturelles et politiques, la thèse de Kenneth Pomeranz explicite le processus historique, économique et écologique dans toute sa complexité. Son principal intérêt est de disqualifier définitivement le grand récit d’un Occident éclairé face à l’obscurité, voire à l’obscurantisme du reste du monde, irrémédiablement inapte à la modernité.
Jean-Paul Deléage
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