Cette frilosité était compréhensible. Le pouvoir ne plaisantait pas avec les faiseurs d’images déviantes, comme le constatèrent les courts-métragistes René Vautier et Pierre Clément, poursuivis pour atteinte à la sûreté de l’État – l’un prit le maquis aux côtés du FLN, l’autre fut condamné à dix ans de prison. Godard (Le Petit Soldat), Enrico (La Belle Vie), entre autres, virent la sortie de leurs films retardée de plusieurs années. Cette guerre sans nom qui vérola la société française pendant huit ans – et plus si l’on prend en compte les combats d’arrière-garde de l’OAS – n’a laissé que des traces contemporaines fantomatiques, à l’image du jeune libéré d’Adieu Philippine (Jacques Rozier, 1960, sorti en 1963) qui, sollicité, ne trouve rien à raconter : dans le cinéma narratif du temps, l’Algérie n’est qu’une absence (1).
En revanche, les images documentaires existaient : on en voyait surtout dans les Actualités hebdomadaires Pathé ou Gaumont (c’était l’époque où le « grand » film était précédé de quelques hors-d’œuvre), un peu à la télévision, encore confidentielle ou presque – en 1959, seuls les deux tiers du territoire français pouvaient capter les émissions et il n’y avait qu’un peu plus d’un million de postes. Images soigneusement calibrées, toutes estampillées par le pouvoir, socialiste avant 1958, gaulliste ensuite. Il était difficile de faire l’impasse sur ce qui concernait le pays tout entier depuis le rappel du contingent, mais rien ne passait qui n’ait été aseptisé : c’est pourquoi le premier numéro de l’émission Cinq colonnes à la une, le 9 février 1959, demeure une borne, qui marque l’arrivée de la guerre « en direc t» sur les petits écrans (2). Jusque-là, tout ce qui concernait, depuis 1956, les opérations sur le terrain était produit, tourné et distribué chaque semaine aux cinq journaux filmés d’actualités, après filtration, par le SCA (Service cinématographique des armées) – scènes lassantes, car toujours semblables, de « patrouilles, fouilles de suspects, visites de personnalités, évolutions d’hélicoptères » (p. 123), dans lesquelles la mort de soldats français n’était d’ailleurs jamais évoquée.
Sébastien Denis décrit très précisément la façon dont l’État a tenu en main, dès 1945 et le massacre de Sétif, l’information et la propagande, notions ici peu séparables – le gouvernement local, en relations directes avec le président du Conseil, avait le cinéma sous sa dépendance immédiate. Propagande douce, avant le déclenchement de l’insurrection : la grosse centaine de films documentaires tournés par des producteurs privés (mais surveillés) entre 1945 et 1954 ne fait que célébrer les bienfaits de la présence française, l’harmonie qui règne entre les communautés et la manière dont la France généreuse apporte ordre et progrès à une population qu’un siècle de colonisation n’a pas encore convaincue d’abandonner ses techniques médiévales. Les quelques courts métrages de cette période qu’offre le DVD qui accompagne l’ouvrage (Jeunes agriculteurs d’Algérie, 1948, La moisson sera belle, 1949, Minarets dans le soleil, 1950), s’ils font sourire par leur grandiloquence ou leur naïveté, ne sont pas vraiment toxiques ; ils sont simplement aveugles et parfaitement représentatifs de la bonne conscience générale du temps : de Dunkerque à Tamanrasset, la France était bien un tout.
Le point de vue change après novembre 1954, ou plutôt après avril 1956, lorsque le cinéma devient un instrument au service de la guerre psychologique désormais théorisée par un état-major qui a vu dans sa défaite en Indochine une victoire des techniques de propagande du Viet-minh. Comme écrit joliment un colonel, « le cinéma constitue une arme puissante, surtout si ceux qui en orientent les productions ne sont limités par aucune considération d’ordre éthique. » (p. 137) Plus de deux cents films et « magazines des armées » vont être tournés, destinés à l’instruction des appelés, à la propagande locale et à la fourniture de documents pour les Actualités et la télévision. Les quelques exemples de productions du SCA figurant sur le DVD sont effectivement dépourvues de toute considération éthique. Tous mettent en scène ce qui ne pouvait être filmé : on voit se rassembler dans un village une cellule terroriste qui va semer les cadavres, mais que l’armée va réduire grâce aux ralliés qui ont compris où était leur intérêt, dans « une nouvelle Algérie française » (L’Armée et le drame algérien, 1957) ; une embuscade est reconstituée, avec combat contre une patrouille de fellaghas, combat parsemé d’erreurs tactiques afin que le soldat-spectateur (il s’agit d’un film d’instruction) découvre ce qu’il ne devra pas faire (Contre-guérilla, 1957). La gêne devant la fausseté des situations rejouées est effacée par une émotion certaine : ce ne sont pas des volontaires baroudeurs qui sont sur l’écran, mais des appelés de base, embringués malgré eux dans cette aventure inutile, avec leur coupe de cheveux et leur petite moustache d’époque – comme ces jeunes métropolitains à qui l’on fait découvrir une série de villages Potemkine (Des étudiants ont vu l’Algérie, 1960). Une sorte de vérité seconde émerge, même devant le discours crétin du convaincu (Dominique Paturel qui se fit ensuite un petit nom comme acteur) qui certifie à un bidasse fraîchement débarqué « qu’ici, on fait la paix » (Paix en Algérie, 1958). Ce n’est qu’en 1961, après le putsch d’avril et la nouvelle politique gaulliste, que le discours s’infléchit : dans Demain, l’Algérie, on parle « d’indépendance et de paix ». La guerre psychologique avait échoué.
Le travail effectué par Sébastien Denis (à l’origine une thèse) est remarquable : il a su éclaircir la complexité des différentes organisations en action à Paris et sur le terrain, analyser justement les stratégies successives de ralliement des esprits et surtout restituer de façon sensible une réalité qu’il n’a évidemment pas pu connaître. Sur cette histoire lointaine, idéologiquement et techniquement (tout conflit se vit désormais en temps réel avec caméra embarquée) et déjà fort balisée (la bibliographie de Denis couvre vingt pages grand format), son livre apporte des informations neuves, et permet de compléter quelques filmographies de cinéastes, restés fort discrets sur leur réalisations au SCA – après avoir vu Contre-guérilla, signé Philippe de Broca, on aimerait bien voir La Guerre du silence (Claude Lelouch, 1959) ou Radars SDS (Robert Enrico, 1959). Après tout, Ford, Wyler ni Huston ne s’étaient déshonorés en filmant la guerre. Mais la leur était assurément moins honteuse.
1. La revue CinémAction avait tracé un bilan dans son n° 85 (1997), La Guerre d’Algérie à l’écran. Récemment, ce sont de jeunes cinéastes qui ont abordé cette période, et souvent de façon juste : Philippe Faucon (La Trahison), Florent-Emilio Siri (L’Ennemi intime), Laurent Herbiet (Mon colonel)…
2. Même si, à froid, la mise en spectacle des faits et les conditions de tournage demeurent pour le moins ambiguës (cf. p. 381).
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