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« Vaincre l'inerte ». Entretien avec Éric Pessan

Article publié dans le n°1186 (16 janv. 2018) de Quinzaines

Romancier des existences décalées, déplacées ou marginalisées, Éric Pessan se projette cette fois dans la figure mythique de Don Quichotte : à la fois roman, essai, théâtre et poème, « Quichotte, autoportrait chevaleresque » explore l’espace possible de nos révoltes dans un monde de déchirure, de solitude et d’injustice. Écrire ou réécrire le « Quichotte », au-delà de l’hommage à Borges, c’est penser l’imaginaire, dire les pouvoirs de la littérature et identifier ce qui reste de notre héroïsme.
Romancier des existences décalées, déplacées ou marginalisées, Éric Pessan se projette cette fois dans la figure mythique de Don Quichotte : à la fois roman, essai, théâtre et poème, « Quichotte, autoportrait chevaleresque » explore l’espace possible de nos révoltes dans un monde de déchirure, de solitude et d’injustice. Écrire ou réécrire le « Quichotte », au-delà de l’hommage à Borges, c’est penser l’imaginaire, dire les pouvoirs de la littérature et identifier ce qui reste de notre héroïsme.

Luc Vigier : Éric Pessan, qu’est-ce qui a, au départ, conditionné l’écriture de Quichotte, autoportrait chevaleresque (Fayard, 2018) ? 

Éric Pessan : Cela fait longtemps que je tourne autour du Quichotte avec cette idée d’oser, ou de ne pas oser. Et, à un moment, ce qui a peut-être un peu changé ces dernières années, c’est que je me suis brusquement autorisé à le faire, tout simplement. Il y a un mythe du Quichotte : c’est à la fois un Himalaya et une baleine blanche ! À un moment, j’ai lâché prise. Il fallait que je m’autorise cette sorte d’audace. Ce texte n’avait pas auparavant, en moi, cette forme qu’il a aujourd’hui, cette forme de tresse, entre les aventures du Quichotte dans la société contemporaine, ces passages ouverts sur l’héroïsme au quotidien, cet héroïsme de nous tous, cette lâcheté également, et cette dimension autofictionnelle, qui est une autofiction sans en être une, où j’apparais en tant que narrateur. Quand j’ai commencé à travailler sur le Quichotte, il y a environ trois ans, je me suis dit que ces trois brins-là allaient se coudre ensemble.

LV : Ta fascination pour le Quichotte de Cervantès s’exerce-t-elle aussi sur l’écriture elle-même, autant qu’on puisse en juger par les traductions, sur la matière originelle du style de Cervantès et le genre picaresque ? 

ÉP : Des traductions, j’en ai lu trois – je pourrais en lire d’autres –, et l’écriture n’a rien à voir d’une traduction à l’autre. La langue originale m’est complètement imperméable, parce que cet espagnol de la fin du XVIe siècle, je ne sais pas le lire, même si je peux lire un journal en espagnol, et je me rends compte que la traduction qui m’a marqué, c’est celle dans laquelle j’ai lu le Quichotte pour la première fois, c’est-à-dire celle du Folio (traduction de César Oudin et de François de Rosset, revue par Jean Cassou). Je reste très attaché aux premières traductions que j’ai lues d’un texte…

LV : Tu cherches à retrouver, par ce livre, une émotion d’origine. Cette émotion vient-elle de l’adolescence ou bien est-elle plus tardive ? 

ÉP : Elle s’est transformée avec le temps. J’ai d’abord été embarqué dans ce livre avec un immense respect : je savais que j’étais en train de lire une sorte de monument, et j’ai eu la même sensation de respect pour Moby Dick, autre histoire de quête inutile, parce que Quichotte, c’est un peu Achab, et Moby Dick est très proche, à mes yeux, de Don Quichotte. Quand je l’ai relu plus tard, je me suis permis des familiarités : il y a des passages qui m’ennuient dans le Quichotte, il ne faut pas le nier et, à partir du moment où il m’est devenu plus familier, j’ai pu mieux me l’approprier. Ce qui me fascine dans Quichotte, c’est surtout l’histoire d’un homme qui vit dans un livre ; c’est l’histoire d’un homme qui est dans ce désir de déni du réel, qui surinvestit la puissance du littéraire, désir qui devient contagieux, puisque tout le monde veut entrer dans son livre, à commencer par Sancho Panza, qui est très intelligent et qui se dit qu’il va vivre des choses bien plus intéressantes avec lui. 

LV : C’est un Sganarelle par anticipation, qui aurait le droit de parler ?

ÉP : Oui, c’est d’ailleurs la thèse de Romain Gary dans Pour Sganarelle (Gallimard, 1965), où il parle de Sganarelle comme d’un intellectuel assumé et vivant.

LV : Et qui aurait le droit de cogner. Tu utilises aussi la violence, souvent jouissive, de certains passages de Cervantès pour certaines écritures de vengeance et de défoulement.

ÉP : C’est la petite phrase de Kafka, que j’ai isolée, qui vient de son Journal : elle dit que l’arme qu’il possède, c’est la littérature. Et je me sers du Quichotte comme d’une arme contre tout ce qui me révolte dans le monde réel. Il y a quelque chose de très adolescent dans cette démarche. Quand je parlais du lâcher-prise, c’est cela, j’ai retrouvé quelque chose d’une insouciante adolescence, qui peut impliquer une colère destructive. Quand on est adolescent, on est en rage contre le monde. Après, on vieillit et on apprend à trouver nos petits compromis. 

LV : Tu ne cesses de parler, dans cet autoportrait chevaleresque, des compromis que nous passons avec le monde réel, que tu observes, qui sont en tension avec les vengeances possibles dans les mondes imaginaires et, au bout du compte, cela ressemble à un discours sur l’impuissance et, en particulier, sur l’impuissance politique. 

ÉP : Oui, d’abord parce que je passe mon temps à observer : j’ai besoin d’aller dans les lieux sur lesquels j’écris ; je ne travaille pas sur YouTube ni sur Wikipédia, cette Mancha, je la connais ; j’ai besoin de voir les choses, je ne bosse pas avec de la documentation. Ensuite, parce que j’ai cru, presque au sens religieux du terme, à la politique, et maintenant je n’y crois plus. C’est aussi un roman de ce désabusement-là. On découpe, on déchiquette sa carte, mais on va voter quand même, dans la déception, et cet aspect-là est purement autobiographique. Au bout d’un moment, on n’attend plus que le pouvoir politique fasse quelque chose, on le fait par nous-mêmes. Et si chacun de mes gestes pouvait être conforme à ma propre morale, ce serait déjà bénéfique. Comme individu, je suis en recherche de cela. Je travaille sur ce qui reste de nous, et ce reliquat est précieux. La chute commence avec Jospin, j’avais été naïf jusque-là : j’étais membre du comité de soutien, ensuite… Dans ce contexte, l’indignation est toujours possible, mais le déclarer est devenu difficile, puisque tu passes toujours pour un naïf, et ce n’est pas que je me méfie de l’intelligence théorique, mais la théorie permet de justifier tout et son contraire… Je monte donc sur Rossinante et je ne me pose plus de question. 

LV : C’est donc un roman de l’après-désillusion, un livre bilan, mais aussi la marque d’un changement ?

ÉP : Oui, pour moi, ce livre est vraiment une charnière ; ensuite, je ne sais pas du tout où je vais aller. Jusque-là, j’ai écrit des choses différentes, du roman, du théâtre, des proses qu’on range au rayon poétique, à défaut de pouvoir leur trouver une place, mais je reste malgré tout attaché au roman traditionnel. Ce serait Albert Camus, par exemple, ou Stephen King, à l’opposé, dans un autre genre : « œuvre de fiction qui décrit l’évolution psychologique d’un personnage », c’est à mes yeux très important. Sauf que, depuis quelques années, je découvre ce qu’on appelle la littérature de jeunesse, j’écris des textes dans lesquels je ne fais aucune sorte de concession en termes d’écriture, parce que L’École des Loisirs, qui est mon éditeur « jeunesse », permet de faire de la littérature sans la formater. Écrire pour la jeunesse, cela assouvit mon désir de littérature traditionnelle. Là, j’ai vraiment essayé de me déplacer un peu et je suis allé dans un endroit différent, mais cet autoportrait, c’est quand même un roman. C’est un texte qui bouge : il ressemble à de petits textes que j’ai pu publier récemment dans des revues, comme la « Lettre ouverte au banquier séquestré dans ma cave depuis plusieurs semaines » (Le Réalgar, 2016). Que peut faire Quichotte ? Il veut impressionner sa Dulcinée, il va tuer un dragon, ici Quichotte détruit le système monétaire international ; c’est jouissif à écrire, j’espère que c’est jouissif à lire ! 

LV : C’est un texte stratifié, où les niveaux communiquent entre eux comme par télépathie. Souvent, tes personnages sont en connexion mentale et, ici, il y a aussi un lien entre toi et le personnage de Quichotte, qui serait une présence fantomatique pesant sur la conscience. 

ÉP : C’est exactement le sujet de mon dernier roman « jeunesse », Dans la forêt de Hokkaido (L’École des loisirs, 2017) : c’est l’histoire d’une adolescente nantaise qui se réveille dans la peau d’un enfant perdu au Japon. Elle est en connexion complète avec cette autre conscience. Même si j’explore d’autres genres et d’autres domaines, je n’échappe jamais à mes propres fantômes. Et Quichotte est mon fantôme, c’est-à-dire quelqu’un qui, tout comme moi, croit dans le pouvoir de la littérature.

LV : On songe aussi à la bible palimpseste chez Tournier, dans Vendredi ou les Limbes du Pacifique. Ce n’est pas L’Effacement du monde, c’est l’effacement du Quichotte de Cervantès et sa réécriture pour d’autres combats. 

ÉP : Je suis un lecteur, et tous mes auteurs, dans ce livre, sont dans mon jardin, je les invite à une fête : Kafka, Faulkner, Cervantès… et on parle tous la même langue. Je suis à un endroit de synthèse. Cela fait un moment que l’on me demande pourquoi j’écris du théâtre, de la poésie, et ce roman réunit tous mes moi, j’ai l’impression d’un texte de réunification. Quand j’étais adolescent, j’écrivais pour changer le monde, et ce monde que je voulais changer, c’était le mien, c’était très égoïste et mégalomane ; je n’écrivais pas pour être encensé par la presse et, pour cela, il fallait oublier la théorie. Pour le second chapitre du roman, ce chapitre de poussière, je me suis dit : si je commence à penser théorie, je tue le projet.

LV : À côté de la ligne claire, parfaitement identifiable, il y a, dans cet autoportrait, des passages plus granitiques, plus denses, par exemple : « Quichotte et Sancho ne connaissent d’autre passage que la ruelle d’où ils ont franchi les siècles et les distances. Emplis d’une sérénité fiévreuse, ils s’en retournent en ville, mettent pied à terre et cheminent aux côtés de leurs montures. Dans les craquelures du sol, entre deux pavés ou en bordure des croûtes de bitume, poussent de maigres herbes ou des fleurs rachitiques, preuve que la vie – partout – trouve à s’adapter et à vaincre l’inerte. » Est-ce que tu as conservé pour d’autres passages des écritures plus spontanées ou automatiques ? As-tu des traces de tes premières versions ? 

ÉP : Je garde toujours des carnets, mais non, tout a été corrigé, repris, et c’est la première fois que j’ai fait lire un état inachevé du manuscrit à un éditeur, en l’occurrence Stéphanie Polack. J’écris et, systématiquement, je travaille ensuite le texte à voix haute ; par ailleurs, j’aime les ruptures de style et de rythme. Pendant des années, j’ai porté un texte qui s’appelait Dépouilles (L’Attente, 2011), fait pour le théâtre, mais qui comprenait des poèmes, des passages polyphoniques, où tout était là pour être dit, y compris le déplacement des comédiens, qui passait par la voix. Ce texte a été refusé par une vingtaine d’éditeurs : les éditeurs de théâtre me disaient que c’était trop romanesque, les éditeurs de roman me disaient que c’était trop parlé, les éditeurs de poésie m’ont dit que c’était un roman. Je l’avais mis en ligne sur Remue.net, et ensuite les éditions de l’Attente m’ont proposé d’en faire un livre. Il y avait donc des ruptures de ton et de registre et, pour moi, à l’intérieur d’un même livre, c’est évidemment toujours possible. 

LV : Une dernière question sur Éric Pessan moraliste, sur le Juste souffrant, ce Christ laïc, ce Zadig en toi ? 

ÉP : À partir du moment où tu es athée, où tu n’as plus d’espérance politique, qu’est-ce que tu fais ? J’aime ton image de Christ laïc, c’est une figure admirable. Je ferai, un jour, quelque chose sur Voltaire : je suis tombé sur Micromégas et j’ai trouvé formidable ce procédé science-fictionnel. J’ai envie de faire une réponse de conservateur réactionnaire : oui, je suis une sorte de moraliste. Agir avec morale, selon des convictions profondes, ce peut être un but quand on n’a pas de religion, plus d’espérance politique. J’en tremble, exactement comme je tremblais en écrivant le texte final, parce que là j’avais l’impression de trouver une expression juste, ces gamins qui colorient et qui font une dent noire à Quichotte, avec un fondu au noir à ce moment-là, avant la saisie poétique, suspendue, de leur rire et du silence.

Luc Vigier

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