Lien, pont : la métaphore n'est pas gratuite. L'un des précédents romans de l'auteur s'intitulait Naissance d'un pont et racontait la construction d'un édifice quasi babélien, en une terre assez semblable aux États-Unis. Les personnages étaient nombreux, se rencontraient, se répondaient. Ici aussi, les personnages se croisent, se répondent, tissent des liens autour d'un corps semblable à celui du Christ lors de la descente de la Croix.
Ce Christ à qui pense Révol, l'un des médecins réanimateurs de l'hôpital du Havre, c'est celui de Simon Limbres. Le jeune homme est mort et son corps ressemble à « celui d'un jeune dieu au repos, qui a l'air de dormir, qui a l'air de vivre ». Simon n'a pas réchappé d'un accident de voiture, après que lui et ses amis Chris et Johan ont affronté les vagues, près du Havre, sur leur surf. Ainsi a débuté la journée, qui s'achèvera à 5 h 50 le jour suivant. Vingt-quatre heures : c'est la durée de l'action. C'est le temps qu'il faut pour que les parents de Simon, Marianne et Sean, acceptent de donner ses organes à divers hôpitaux qui les transplanteront. Et parmi ces organes, le coeur qui ira à Claire Méjan, une femme de cinquante ans gravement handicapée par son insuffisance cardiaque.
L'opération est menée par quelques personnes dont on découvre l'existence, les tourments et les passions au cours de cette journée. Outre les parents, on rencontre Juliette, l'amoureuse de Simon. Élève en terminale « arts plastiques », elle construit un labyrinthe en plexiglas semblable, selon Simon, aux circonvolutions du cerveau. Elle incarne avec son ami une jeunesse à la fois grave et légère ; Cordélia, infirmière attachée au service réanimation, incarne une autre jeunesse. Pendue à son portable, elle attend une preuve d'amour de la part d'un amant de passage. Cordélia vieillit et connaît la solitude, se heurte au monde « désenchanté ». D'autres qu'elle vivent la même solitude. Pierre Révol, bien sûr, le médecin du Havre : « Au sein de l'hôpital, la réa est un territoire à part qui accueille des vies tangentielles, les comas opaques, les morts annoncées, héberge ces corps exactement situés entre la vie et la mort. » Thomas Rémige, l'infirmier de liaison dont le rôle est de recevoir les parents pour aborder la question du don d'organes, se préserve de la solitude ou du désenchantement grâce à sa passion pour le chant. Il est fasciné par celui du chardonneret, oiseau fragile pour lequel il se ruine, en Algérie.
Le cœur de Simon passera aussi par les mains de Harfang, chirurgien cardiaque et membre d’une dynastie qui semble régner sur la profession. Il est, comme Christiaan Barnard, Norman Shumway ou Christian Cabrol, l’un de ces héros des temps modernes : « On s’étonne de le découvrir ambianceur de bloc faisant le show, quand il maintient sur chacun des membres de son équipe une pression effrayante, l’œil à tout et même derrière la tête, mais le bloc est bien le seul espace où il se trouve à exprimer qui il est, sa passion atavique pour son travail, sa rigueur maniaque, sa foi en l’homme, sa mégalomanie, ses désirs de puissance. »
La même foi en l’homme anime Marthe Carrare, une organisatrice hors pair, dont la fonction est de faire le lien entre les donneurs et les receveurs d’organes. Son travail, central, stratégique, n’est pas si éloigné de celui de Pirlo, footballeur élégant et méticuleux qui distribue les ballons : il est l’idole de Virgilio, le chirurgien cardiaque qui retirera le cœur au Havre pour l’apporter à Paris.
Le cœur, on le sait, est d’abord une pompe, l’instrument d’une circulation. Mais on l’entend aussi comme le siège des émotions, le lieu central à partir duquel tout s’accomplit et qui nous porte vers l’autre. C’est donc en ce double sens qu’il faut le prendre, et que le roman trouve sa forme. Dès la première page, faite d’une seule phrase, on voit le cœur de Simon qui bat, qui lui donne son élan. C’est un jour pour affronter la vague et prendre un « shoot de sang-froid ». Et ça déferle, dans la syntaxe comme sur la falaise. On ne peut dissocier l’une de l’autre tout au long du roman, qui s’apparente par là à un poème épique.
Épique au sens où l’on voit les héros d’aujourd’hui affronter des épreuves. De même que les jeunes surfeurs affrontent la vague, les médecins, les chirurgiens se battront pour réparer une vivante sans offenser le corps d’un mort. La décision de transplantation une fois prise, tout s’accélère. Le rythme se lit, par exemple, dans les longues phrases décrivant la traversée des mornes couloirs de l’hôpital. La ligne horizontale et grise souligne l’angoisse de Marianne alors que son fils est encore vivant. Toute la concentration qu’exige le chant et la capacité à contenir son souffle que cet art requiert ne sont pas de trop pour Thomas Rémige lorsqu’il lui faut aborder les parents. Les questions éthiques que soulève le prélèvement d’organes sont posées dans toute leur complexité. En ce sens, mais pas seulement pour cela, on peut dire que Réparer les vivants est un vrai livre politique. Il pose les questions auxquelles nous pouvons être confrontés sans donner de réponse abstraite, convenue ou artificielle. Nous partageons la douleur des parents, nous envisageons les décisions avec eux, et ce sans pathos, sans ce vernis sentimental que la fiction télévisée (évoquée par Révol dans le roman) dépose par larges couches. Marianne est pétrifiée. Apprenant la nouvelle à l’aube, elle n’a que le temps de se laver le visage : « elle est saisie alors de ne pas se reconnaître, comme si sa défiguration avait commencé, comme si elle était déjà une autre femme : un pan de sa vie, un pan massif, encore chaud, compact, se détache du présent pour chavirer dans un temps révolu pour y chuter, et disparaître. » Sur ce visage, ses émotions, sa douleur infinie.
Tout passe par le corps, par les corps, et celui des parents ressemble soudain à un météorite partant vers un autre monde, quand celui de Simon se défait de ses organes qui sauveront, ailleurs en France, des êtres démunis, en attente. Celui de Claire Méjan qui reçoit son cœur est comme en équilibre instable sur cette terre. On la voit ainsi traverser la rue qui la conduit à l’hôpital de la Pitié : « Elle traverse le boulevard en diagonale, cherchant à capter le regard des conducteurs qui freinent devant elle, écoute les rails brûlants vibrer au-dessus de sa tête, elle aimerait croiser un animal, un tigre dans l’idéal, ou une chouette effraie, le disque facial en forme de cœur, mais un chien errant ferait très bien l’affaire, ou des abeilles simplement merveilleuses. » Paris est peuplé quand la vie est sur le point de recommencer, quand au Havre elle s’achève.
Réparer les vivants est un poème-reportage ; l’alliance des deux mots ne doit pas choquer. Les Somnambules de Hermann Broch, œuvre totale en son temps, n’hésitait pas à mêler les genres pour les anoblir. Comme ce roman de Maylis de Kerangal, qu’on a envie de relire, de garder au fond de son cœur, ne serait-ce que pour la si belle scène où Thomas se penche sur le corps de Simon, lui offre la litanie des noms des siens et lui fait entendre la piste n° 7, celle que jette la dernière vague.
Norbert Czarny
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