On est en 1926, les deux jeunes gens ont le même âge et suivent les mêmes cours à la Sapienza, la faculté des lettres de Turin. Ils ne se connaissent pas et n’échangeront jamais le moindre propos. Leur seul rapport est celui que l’auteur établit entre eux. Pendant un cours particulièrement ennuyeux, quelques étudiants discutent tranquillement à haute voix. Le professeur leur demande de sortir. Un petit jeune homme malingre, cheveux bouclés et lunettes rondes, se lève et ose lui dire que si son cours n’était pas nul ils l’écouteraient. Il s’agit de Piero Gobetti (même s’il n’est pas présenté sous son nom), figure mal connue mais hautement symbolique de la vie politique et intellectuelle italienne des années vingt, celles de la montée du fascisme.
L’étudiant courageux a trouvé le temps, en quatre ans, de fonder la revue Ordine Nuovo, d’obédience communiste, de collaborer à de nombreux journaux antifascistes, de créer sa propre maison d’édition, de publier des essais sur Shakespeare, Alfieri, Tchekhov, Montale… et même de se marier et d’avoir un enfant. Sauvagement tabassé par les fascistes, il est obligé de s’exiler à Paris. Les coups reçus n’ont fait qu’aggraver la phtisie qui le mine. La vie misérable qu’il mène dans la capitale française achève de le détruire. Mal nourri et mal logé, écrasé de travail, et surtout découragé : « Le Risorgimento n’est pas encore terminé, bien au contraire, il doit encore commencer, l’esprit de la révolution doit envahir les universités, les incendier [Mai 68 ?] Oui, ce serait l’idéal, mais cet idéal vole en éclats dans la pratique, dans la confrontation avec les masses ». Il meurt à vingt-cinq ans, loin des siens et de son pays.
Ce personnage fluet, de qui émane une grande force, a intrigué Moraldo, l’étudiant témoin de sa courageuse intervention. Au début, il ne lui est pas sympathique, mais il le fascine. Peut-être parce que lui-même cherche, sans grande conviction, à s’accrocher à un idéal quelconque. Et cette fascination persiste puisqu’il écrira de nombreuses lettres à l’étudiant courageux, mais aucune ne recevra de réponse. Bien qu’étant, comme Piero, issu d’une famille modeste, Moraldo n’aspire ni à progresser ni à s’engager politiquement .Il mène une vie de « gosse de riche » et se fait faire des costumes sur mesure. La fac est surtout pour lui le lieu où l’on drague. La « fille Nietzsche », elle aussi étudiante, le laisse tomber. Dans des circonstances inattendues et amusantes, il rencontre une jeune photographe professionnelle, sans doute parmi les premières à exercer ce métier. Elle ne semble pas très sensible à ses avances, et c’est pour tenter de la retrouver qu’il décide de se rendre à Paris, où Piero vit déjà depuis quelques mois. Moraldo fréquente évidemment les milieux bohèmes, à l’opposé de ceux, très sérieux, dans lesquels Gobetti s’est rapidement intégré. Le hasard fait qu’ils finiront quand même par se rencontrer, mais…
Après la vie turinoise de 1926, relativement calme, nous découvrons le Paris effervescent de Picasso, Chirico, Joyce et Fitzgerald, pour ne citer qu’eux : l’histoire des deux protagonistes se double ainsi d’une évocation éclairante, fût-elle brève, de la vie culturelle des deux côtés des Alpes.
Mais l’essentiel pour l’auteur est de tracer les grandes lignes de la pensée de Gobetti, qui, au cours de ces quelques années, connaît une sorte de mutation : constatant qu’il ne réussira pas à imposer ses idées par la seule politique, il décide, sans renoncer à son idéal révolutionnaire, de lutter davantage sur le front littéraire, où il se révèle particulièrement brillant. Cette figure hors du commun méritait d’être exhumée, à une époque où les hautes aspirations ne sont plus à la mode. « Mais où vont-ils tous, où allons-nous ? Et lui où va-t-il, ce n’est pas la question, pas maintenant ; le signe, se dit-il, et il l’écrit : être soi-même partout ».
Paolo Di Paolo analyse méthodiquement – sur la base d’une documentation sérieuse – cette trajectoire, sobrement, sans envolées lyriques ni ruminations politico-philosophiques. La confrontation de deux conceptions de la vie diamétralement opposées suffit à faire passer le message. Moraldo sert de faire-valoir à Piero. En adéquation avec cette volonté de sobriété, le style est net, les phrases courtes. Une économie de moyens respectée par le traducteur.
Ce n’est donc pas sans raisons que Tabucchi voyait dans Paolo Di Paolo un écrivain d’avenir. Toutes proportions gardées, le jeune Romain a en commun avec son modèle turinois de s’être affirmé très tôt. À trente ans, il a déjà obtenu de nombreux prix littéraires et journalistiques. Pour lui aussi, beaucoup de vie, de vie intense. Un auteur à suivre.
Monique Baccelli
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