En juin 1940, Hitler vainqueur visite Paris. Ce qui l’intéresse, c’est la tour Eiffel. De l’Exposition internationale de 1937, on retient surtout la confrontation, à Chaillot, des pavillons allemands et soviétiques. Le regard du chancelier du Reich suit une ligne oblique qui joint à la tour Eiffel le pavillon construit par Speer – une photographie la met en évidence. Ont retenu l’attention des Allemands la Galerie des machines à Paris (détruite en 1909), le pont transbordeur du Vieux-Port, mort deux fois, sans qu’il y eût de deuil national ni même municipal. (Les Halles de Baltard et leur autodafé présidentiel, ce fut une affaire franco-française.) La construction en fer, l’origine et la pratique se partagent entre la France et l’Allemagne. En 1942, au plus noir de la guerre, Émile Aillaud participe avec un confrère allemand à un jury pour l’édification d’un mausolée à Kemal Atatürk. L’Histoire et l’histoire de l’architecture ne se recouvrent pas. Pour rendre compte de ce que fut alors la construction – théorie, projets, législations, matériaux, moyens de diffusion… –, il fallait une méthode alliant souplesse, ouverture et précision. Les deux maîtres d’œuvre de l’exposition et du catalogue monumental de Strasbourg, Jean-Louis Cohen et Hartmut Frank, ont forgé le concept d’Interférences/Interferenzen. Il remplace les concepts qui se sont succédé depuis le xixe siècle : influence, réception des discours tenus, transferts culturels, intertextualité… Le terme d’interférence, apprenons-nous, est une transposition du domaine de la physique où il désigne les perturbations introduites dans un champ électromagnétique. Dans l’analyse de l’architecture, on ne se bornera pas à relever des relations ponctuelles, mais on tentera de mettre en évidence les réseaux par lesquels circulent théories, idéologies et formes : « Chacun des deux récits nationaux est en quelque sorte perturbé par l’autre à travers des frontières, elles-mêmes changeantes, tandis que des récits partagés sont élaborés dans les territoires disputés, sur le plan de la géographie la plus concrète, ou dans les disciplines intellectuelles et artistiques. » L’ensemble des analyses, fondées sur des cas concrets, répond avec précision à ce programme. On ne saurait rendre compte ici de ces analyses qui, le plus souvent, sollicitent notre regard, nos yeux, et notre intelligence des choses. Dans l’introduction au volume, après l’exposé méthodologique sur « l’architecture en partage », on passe successivement du nouveau matériau – fer et béton – aux monuments nationaux (35 000 en France pour les monuments aux morts de 14-18). Le « régionalisme » et le « Heimatschutz ». Nation, politique et architecture, et, pour terminer, sous la signature des deux concepteurs, La question urbaine : en 2000 et après, question toujours ouverte. Des ouvertures, résumées en cinq vues, cinq thèmes, cinq propositions, cinq chantiers. Cinq branches d’une étoile d’interférences.
Au Louvre, deux entrées à l’exposition « De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann » : Anselm Kiefer et Goethe. Le premier, né en 1945, est un peintre célèbre. Daniel Arasse a contribué à le faire connaître en France par un bel ouvrage (voir QL n° 824). Dans le hall qui précède les salles, Kiefer a bâti une installation composée de gravures sur bois dont le thème est le Rhin. Des paysages – campagne et ville – apparaissent, dessinés derrière des bois verticaux, épais. Arbres, ou barreaux d’une grille ? On peut se rappeler la Porte du cimetière, de Friedrich (1830) que l’on voit en ce moment au musée d’Orsay (exposition « L’ange du bizarre »). Kiefer a écrit, reproduit en tête du catalogue, sa vision du Rhin – « Le Rhin fait partie de moi-même. » Il a vécu, enfant, à cette limite, et non pas frontière : « Où passerait maintenant la frontière ? » demande-t-il. Le Rhin, plus qu’aucun fleuve allemand a été chanté : L’Or du Rhin, La Lorelei… Mais aussi revient ce souvenir : les bunkers dans lesquels l’enfant joue. « Aujourd’hui, il ne reste rien de ces ruines de béton. Les Allemands sont maîtres dans l’art de combler les espaces vides et d’effacer les traces d’un passé qui n’est jamais passé » (Vergangenheit- vergangen). Dans les espaces vides de sa composition du Louvre (elle n’y restera pas), Kiefer écrit des mots : « Dem unbekannten Maler (au peintre inconnu) ». Ou celui-ci qui surprend : Rein, surplombant le cours du Rhin. Que signifie cette « faute » (d’orthographe) : en allemand, rein c’est « pur ». La pureté de la race qui fut un temps l’idéal proposé outre-Rhin ? Anselm Kiefer écrit : « Le romantisme inspiré par le Rhin bascule dans la réaction. Stefan George, dont l’élitisme sera dévoyé par les nazis… ». Dans le catalogue de l’exposition, arrêtée en 1939, le nom d’Adolf Hitler (1889-1945) n’apparaît qu’une seule fois. Ici l’emporte la gravure par Kiefer et la « re-gravure », du polyèdre de Dürer à côté du mot Melencolia. Gravés à l’entrée de l’exposition, les mots Au peintre inconnu en dessinent le parcours : la complexité, la richesse, les lumières, et les zones d’ombre que représente, dans l’Histoire et la dominant, la peinture allemande. À l’entrée des salles, un portrait fameux, celui de Goethe, mi-assis mi-allongé devant un paysage de ruines classiques, Goethe dans la campagne romaine (164 x 206 cm). Le tableau de Francfort est plus connu que le peintre, Wilhelm Tischbein (1751-1829). Goethe en dandy, vaste chapeau noir en auréole oblongue, tunique blanche, toge aux plis mesurés, et dépassant, les doigts sur la culotte beige, bas gris, la touche de rouge du col, l’œil droit visible sinon interprétable, le gauche dans l’ombre portée du chapeau… Cette reproduction illustre dans le catalogue un essai sur Le Voyage en Italie de Goethe, Un programme artistique allemand. Goethe encore : Goethe à Weimar : politique artistique et histoire de l’art, Goethe et Schiller : Histoire universelle et éducation esthétique, Une vivante image de la nature : Goethe et la peinture de paysage, Faust, humain trop surhumain, et Allemand, trop allemand, par Jacques Le Rider. De Jean Lacoste, un ample et limpide essai où nous apprenons beaucoup sur « Goethe et les sciences de la nature ». Dans ces sciences, Goethe ne se considérait pas comme un amateur. Et, plus encore, écrit Lacoste « il existe un lien consubstantiel entre science et poésie goethéenne ». Les reproductions qui illustrent le texte montrent la diversité et l’envergure de l’attention de Goethe au monde : il cueille, ramasse, collectionne, dessine, peint : l’éruption du Vésuve, un quartzite dans la vallée de la Bode au sud d’Elbirgerode, une fleur de tulipe, plante herbacée et insectes… Retient notre attention ce Tiroir de pierres, identifiées, et pour nous irréductibles à leur identité. Parmi toutes les voies parcourues par Jean Lacoste, celle où, par un préfixe, nous semblent se joindre science et poésie : Ur. Celui de l’Urfaust. L’origine est mise en valeur dans Urgestein, la roche primitive, Urpflanze, la plante originaire que recherche Goethe contre Schiller, Urlinie, la ligne primitive. Une recherche constante du phénomène premier, Urphänomen, et la série de ses variations. Du champ de la botanique à la théorie des couleurs. L’ensemble de l’ouvrage est articulé sur trois pôles : Apollon et Dionysos, l’hypothèse de la nature, Ecce homo. Des titres voulus énigmatiques, d’abord déconcertants, comme le sont les figures multiples de la peinture allemande dans cette longue période. Ainsi, Ecce homo, le troisième mouvement de l’exposition et de l’analyse, aboutit à ces dernières lignes : « Face à la montée du nazisme, où l’emploi perverti des références païennes, à l’exaltation de la force physique, que des productions de propagande tentent d’imposer visuellement, les artistes désignent un univers singulier qui résiste aux classifications de tous ordres. »
Georges Raillard
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