La littérature échiquéenne a captivé de nombreux artistes : Marcel Duchamp considérait Mon système d’Aaron Nimzowitsch (actuellement disponible aux éditions Payot) comme sa « bible » et Julien Gracq évoquait le « bonheur » que lui procurait la lecture des Maîtres de l’échiquier de Richard Réti (Olibris), cette passionnante galerie de portraits de grands maîtres. On comprend aisément la fascination qu’exercent ces ouvrages, à la frontière entre l’essai et le roman. Certaines publications sont de véritables drames qui mettent au jour des conflits idéologiques ou des conflits de personnes. Ma carrière échiquienne de José Raúl Capablanca (éditions Histoire du jeu d’échecs) n’est pas une simple monographie, mais une démonstration à travers laquelle il expose son évolution par le truchement de l’ancien champion du monde (Emmanuel Lasker), cité en parallèle. Il trouve ainsi la légitimité nécessaire pour revendiquer un titre qui lui serait dû. De même, Ma victoire à Carlsbad en 1929 ou le Triomphe de mon système de Nimzowitsch (chez le même éditeur) est un plaidoyer en faveur de l’avènement de la nouvelle théorie, où l’auteur tente d’inclure dans ses rangs des joueurs qui ne s’en réclament pas, comme Capablanca et Spielmann.
Malheureusement, cette littérature reste peu traduite en langue française. Les initiatives en ce sens sont individuelles (Duchamp y a apporté sa contribution, en traduisant un ouvrage d’Eugène Znosko-Borovsky) et il convient de saluer les efforts entrepris par quelques éditeurs. Aux éditions Payot, Christophe Bouton a comblé de grandes lacunes lorsqu’il dirigeait la collection spécialisée dans les échecs. Les ouvrages pédagogiques constituent le plus gros des publications actuelles, couverts par des éditeurs comme Olibris (maison créée en 2005 par Olivier Letréguilly et comptant près de cent titres) et Le Pion passé (créée par Alain Benlolo). Certains de ces ouvrages pédagogiques sont déjà classiques, tels ceux de John Nunn (fondateur des éditions américaines Gambit), traduits chez Olibris, qui traitent du système de raisonnement des meilleurs joueurs. Celui de Jesús de la Villa (Les 100 Finales qu’il faut connaître) fait un classement clair et efficace des différents types de finales auxquels le joueur peut être confronté. Olibris propose également une série de classiques, dont la collection se distingue par une couverture spécifique. Il faut aussi signaler l’important travail de Stéphane Laborde et de Pascal Golay, qui, de leur propre initiative, traduisent et éditent d’autres ouvrages historiques.
Si l’histoire de la littérature échiquéenne reste à écrire, il est possible d’en déterminer quelques grandes tendances. Les bases de la théorie des échecs sont posées – en Occident – au XVIe siècle par les Italiens et les Espagnols, dont Luis Ramírez de Lucena et Ruy López de Segura (Stéphane Laborde a proposé une traduction récente du Livre de l’invention libérale et art du jeu d’échecs de ce dernier). La sémantique du jeu, sa langue universelle, sont nourricières d’échanges spontanés ainsi que d’un grand foisonnement d’idées parcourant l’Europe (et davantage) : le Syrien Philippe Stamma s’installe à Paris (avant de rejoindre Londres) et propose sa vision du jeu à travers quelques publications (ses fins de parties ont été rééditées aux éditions Histoire du jeu d’échecs).
Une science
C’est sans conteste le musicien Philidor qui consacre les échecs en tant que science, en proposant une manière de jouer inédite dans laquelle les pions occupent une place déterminante. Ce « plus grand penseur de tous les temps aux échecs » (selon Réti) ne recherche pas de belles combinaisons, mais aspire à placer efficacement ses pièces afin de bénéficier d’une position favorable. Son esprit souvent qualifié de « cartésien » (il faudrait simplement le rattacher au courant qui lui est contemporain : celui des Lumières – Diderot le mentionne en passant dans Le Neveu de Rameau) transparaît dans son Analyse du jeu d’échecs (éditions Stéphane Laborde). Les réflexions de Philidor sont toujours actuelles, et Juraj Nikolac retrace son influence dans L’Héritage de Philidor (Olibris).
Une étape supplémentaire est franchie par Wilhelm Steinitz, avec le concept de jeu positionnel défini à la fin du XIXe siècle. Au début du XXe siècle, Siegbert Tarrasch, surnommé le Praeceptor Germaniae, suit ses pas et renforce définitivement la substance scientifique de ces théories. Son Traité du jeu d’échecs est traduit aux éditions Payot. Malheureusement, ses Dreihundert Schachpartien (« Trois cents parties d’échecs »), dans lesquelles « il expose ses théories de façon absolument fascinante » (selon Réti), ne sont pas disponibles en langue française.
Capablanca – auteur des Principes fondamentaux du jeu d’échecs (Olibris) – exprime l’impasse dans laquelle conduit cette approche scientifique : le jeu d’échecs ne recèlerait plus aucun mystère, tout aurait été dit, et il conviendrait alors d’en modifier les règles. Plus récemment, de telles considérations ont resurgi, à cause de l’usage intensif de l’informatique pour seconder les joueurs. Le jeu d’échecs est-il destiné à mourir ? Comment se préserver de cette aseptisation du jeu ?
Un art
Car, à force de science, les échecs perdent en beauté. Par réaction, nombre de joueurs s’efforcent de fonder leur jeu sur l’attaque et sacrifient allègrement leurs pièces. La raison est délaissée au profit de l’intuition. L’avènement du joueur emblématique de cette tendance, Adolf Anderssen, date en toute logique de la période romantique. Le gambit du roi (qui laisse, dès le second coup, un pion en prise) est l’ouverture emblématique de ce style : accepter la souffrance et les sacrifices… Des joueurs ne donnent-ils pas l’impression de presque jouer leur vie durant une partie ? Tout conduit à réaliser un chef-d’œuvre sur l’échiquier (qu’il est arrivé à certains spectateurs éblouis de recouvrir d’or), une partie destinée à devenir « immortelle ». Anderssen n’a pas proposé de théorie du jeu d’échecs, mais il l’a illustré par des compilations de combinaisons spectaculaires : ses Aufgaben für Schachspieler (récemment traduits sous le titre Gourmandises pour le jeu d’échecs, Histoire du jeu d’échecs) sont des « devoirs » à l’intention du joueur, à l’image des études que proposaient les grands peintres à leurs disciples.
Malgré l’assurance que garantit le style scientifique, quelques rares brebis romantiques subsistent au XXe siècle, comme Frank J. Marshall ou Rudolf Spielmann, ce dernier à travers un ouvrage au titre explicite : L’Art des sacrifices (Payot). Il y va de la survie du jeu d’échecs. Alexandre Alekhine n’hésite d’ailleurs pas à présenter Spielmann comme un « artiste ».
Les théoriciens de l’école dite hypermoderne (également qualifiés de « néoromantiques ») s’inscrivent dans cette démarche. Mon système de Nimzowitsch est d’une grande fertilité intellectuelle. Il n’est pas étonnant de retrouver avec insistance le terme de « créativité » sous sa plume. Alekhine reconnaît la vitalité de cette tendance, et la salue ainsi : « [La partie jouée entre Efim Bogoljubov et Aaron Nimzowitsch] est révélatrice de la conception moderne de la beauté aux échecs. Elle se distingue par la pureté logique de sa construction, qui apparaît à travers les moyens mis en œuvre pour y parvenir, laquelle est parachevée par la profondeur de la combinaison gagnante finale. Ce sont là des éléments qui, du point de vue esthétique, impressionnent beaucoup plus le connaisseur que les feux d’artifice dans certaines anciennes fins de parties[1]. »
L’excentricité est caractéristique de cette tendance. Et Xavier Tartacover l’appliquera aussi bien dans son jeu (il recourra, anecdotiquement, à l’ouverture qu’il nomme « orang-outang » !) que dans ses écrits.
Aujourd’hui, l’on pourrait penser que le professionnalisme, la recherche du gain à tout prix, ont mis définitivement un terme à cette aspiration. Pourtant, outre les « prix de beauté » qui viennent saluer les parties les plus impressionnantes, certains joueurs soulignent encore cet impératif moral qu’est la créativité : le meilleur joueur français actuel, Maxime Vachier-Lagrave, insiste dans une récente publication sur la « beauté du geste », sur l’activité du joueur confronté « à l’impérieuse nécessité d’inventer, d’imaginer, de créer[2] ».
La vie
Globalement, le style romantique semble agir comme une réaction contre la tendance scientifique. Elle serait salutaire. Ainsi Alekhine réagit-il violemment contre les « théories morbides » de Capablanca, en venant presque à se réjouir de ses défaites.
Car le jeu d’échecs serait purement stérile s’il se retournait constamment et uniquement sur lui-même. Certains joueurs se sont égarés dans une théorie obsessionnelle ou dans la recherche de la « vérité » des échecs (quitte à « mal tourner ») quand d’autres ont appris rapidement à relativiser et à concevoir les échecs en tant que phénomène lié à la vie, comme toute substance épanouie. L’approche développée par Emmanuel Lasker, auteur du Bon Sens aux échecs (Payot), a donné un nouveau souffle au jeu d’échecs en s’intéressant également à ce qui ne se passe pas sur l’échiquier : la psychologie de l’adversaire est à prendre autant en considération. Lasker n’a pas hésité à relire des classiques échiquéens sous un angle philosophique : « [Il] fit remarquer que la théorie de Steinitz embrassait un domaine beaucoup plus vaste que les échecs, à savoir la vie dans toute sa complexité, dont les luttes se reflètent aux échecs comme dans un miroir[3]. » On en revient à l’origine de ce jeu comme représentation d’un microcosme de la société ; loin d’un simple divertissement, le jeu d’échecs mérite de redevenir un terrain d’étude sur la vie.
Pour n’avoir pas été un théoricien, Lasker ne laisse malheureusement pas de disciples-joueurs, mais un esprit de jeu, des adeptes parmi ses lecteurs.
[1]. Plusieurs articles d’Alekhine sont reproduits en annexe de l’ouvrage d’Aaron Nimzowitsch, Ma victoire à Carlsbad en 1929 ou le Triomphe de mon système, Histoire du jeu d’échecs, 2017.
[2]. Maxime Vachier-Lagrave, Joueur d’échecs, Fayard, 2017.
[3]. Richard Réti, Les Maîtres de l’échiquier, Olibris, 2011.
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