Le hasard des publications nous apporte simultanément deux recueils de textes écrits par des cinéastes. Plus exactement, un grand cinéaste qui a écrit quelques textes critiques et un grand critique qui a réalisé quelques films. Bernardo Bertolucci, artiste précoce – né en 1941, il obtient, pour ses poèmes, le prix Viareggio en 1962, et signe deux longs métrages avant 1964 –, accède rapidement, dès La Stratégie de l’araignée (1969), au panthéon des auteurs modernes, mais écrit peu. Pierre Kast, né en 1920, mène de front, dès la fin des années quarante, écriture critique et réalisation, sans qu’aucun film, parmi la douzaine de longs métrages qu’il a tournés, n’atteigne un public notable. D’un côté, un des grands noms de la seconde moitié du premier siècle du cinéma. De l’autre, un quasi oublié désormais, sinon de ses contemporains. (1)
Notre curiosité était grande, pour l’un comme pour l’autre. On ne connaissait l’Italien que par ses films, pas du tout pour son travail de plume. Quant à Kast, nous n’avions pas relu ses textes depuis sa disparition (il est mort il y a trente ans) – et rarement revu ses films, peu souvent repris depuis leur sortie et absents des chaînes câblées. Le temps n’est pas forcément tendre avec les articles d’actualité et certains écrits dus à des anciens de la confrérie, pourtant fort respectés, souffrent du retour à la lumière (2). L’anthologie est un excellent moyen de vérification.
Selon Fabio Francione et Piero Spila, responsables italiens du recueil de Bertolucci, il s’agit de « textes de circonstance, écrits avec légèreté ». On ne peut mieux dire ; rien là qui pèse ou qui pose. La majeure partie est composée d’articles du cinéaste sur ses propres films, à l’occasion d’une réédition, de la publication d’un scénario ou d’un ouvrage à lui dédié. Le point de vue est donc intéressant, comme tous les secrets de cuisine d’un réalisateur lorsqu’ils concernent des œuvres qui importent – ainsi, les quelques pages sur Le Dernier Tango à Paris qui nous rappellent le scandale en Italie, copie brûlée, droits civiques de l’auteur suspendus pendant treize ans. Ainsi, les textes et l’entretien autour de 1900 et son ambition (démesurée ?) de créer une « mélodramaturgie ». Ainsi, ses souvenirs des années soixante, même si la mémoire lui joue parfois des tours (3). Il fait l’impasse sur Stealing Beauty et Shandurai – on aurait aimé qu’il revienne sur ces ratages, aussi instructifs que ses réussites.
Quelques très courts textes sur Bresson, Renoir, Ophuls, suivent, simples coups de chapeau à ses modèles, au hasard d’un volume collectif ; quelques conversations également, fidèlement retranscrites, sur le cinéma américain, le jazz ou les voyages, qui permettent de compléter notre image d’un cinéaste majeur, dont on attend depuis une vingtaine d’années qu’il revienne à la hauteur de nos espérances.
L’édition des textes critiques de Pierre Kast est un projet qui a sommeillé pendant plus de trois décennies, d’abord porté par Pierre-Henri Deleau (qui signe l’avant-propos), et achevé par Noël Burch. L’objectif initial consistait à rassembler tous les articles écrits depuis 1945, parmi lesquels l’auteur aurait choisi ceux qui figureraient dans une anthologie que devait publier Christian Bourgois. Le décès brutal de Kast a perturbé l’ordre des choses et ce n’est que trente ans plus tard que paraît ce choix, non plus chez Bourgois, mais à L’Harmattan, dont on connaît, hélas, les conditions de diffusion acrobatiques.
C’est fort dommage, car si cela ne tenait qu’à nous c’est plutôt un volume de la Pléiade qui aurait convenu à cette personnalité hors cadre. Non seulement, il y avait de quoi le remplir – plus de cinquante scénarios, quatre romans, des études littéraires, des centaines d’articles -, mais, au plan de la qualité des propos et de l’agrément de la lecture, le plaisir aurait été assuré. On peut l’affirmer sans crainte, pour avoir été un de ses aficionados dès la vision du Bel Âge, son premier vrai long métrage (1960). Avant de découvrir que l’auteur de ce marivaudage raffiné qui théorisait une nouvelle morale des rapports amoureux était un encyclopédiste, comme ses amis Queneau et Vian, aussi à l’aise avec Claude-Nicolas Ledoux ou Jean Grémillon qu’avec Swift ou A. E. Van Vogt, via la sémantique générale d’Alfred Korzybski – et passionné par Samuel Butler, à une époque où tous les lecteurs parisiens d’Erewhon auraient tenu sur le rond-point central de la place de Furstenberg.
En outre, un styliste – et l’on sait que le style, c’est l’homme même –, capable de retomber sur ses pattes quel que soit son sujet, parce que, sous chaque texte, il y avait une pensée et une culture. Doublées d’une indépendance d’esprit (après la Résistance, il avait vite quitté le Parti) qui lui permit d’être le seul critique à écrire en même temps dans les Cahiers du cinéma – il fit partie de l’équipe des débuts, après avoir collaboré, dès 1948, à La Revue du cinéma – et dans Positif, lorsque les fleurets entre les deux revues n’étaient pas mouchetés. Il faisait d’ailleurs tache parmi les jeunes messieurs de droite des Cahiers, cultivant un éclectisme fort éloigné des « jansénistes de la spécificité », profitant d’un mauvais film de Jean Negulesco, Lydia Bailey, pour dériver sur « le plus beau roman de l’année », Marie Dubois d’Audiberti ou décrivant Le Salaire de la peur de Clouzot comme un chef-d’œuvre – de quoi désespérer Truffaut.
Un éclectisme qui n’était pas synonyme de plasticité : Pierre Kast ne s’est jamais adapté aux revues qui l’accueillaient – et toutes les revues de cinéma des années cinquante et soixante l’ont accueilli –, jetant son éclairage personnel sur les sujets qu’il traitait. Que ce soit dans Cinéma 55, L’Écran ou Midi-Minuit Fantastique, c’était toujours du Kast, avec ses partis pris, ses étincelles, son refus de la pensée toute faite. On regrette donc l’étroitesse du recueil : moins de deux cents pages de textes critiques, c’est peu, et bien d’autres articles auraient mérité d’être retenus – le superbe « La parabole de la pelle à vapeur, notes sur Boris Vian et le cinéma », Cahiers n° 98, août 1959, par exemple (4). D’autant qu’aucun éditeur ne tentera désormais de parachever l’aventure. Au moins l’ouvrage permettra-t-il à quelques lecteurs neufs de découvrir ce franc-tireur hors pair.
P.S. En plus d'avoir choisi les textes, Noël Burch analyse, en une trentaine de pages, l’œuvre filmée, en particulier la trilogie fondatrice (1960-1963) Le Bel Âge/La Morte-Saison des amours/Vacances portugaises, ensemble contre lequel on n’échangerait pas facilement des œuvres cinématographiques complètes plus renommées. Rêvons que l’actualité, un coffret DVD par exemple, nous donne l’occasion d’y revenir.
- À notre connaissance, aucun DVD en circulation officielle.
- Le phénomène n’est pas réservé à la critique de cinéma. Relire l’intégralité des Salons de Diderot, des Combats esthétiques de Mirbeau ou du Journal de Charles Du Bos rapporte plus d’ivraie que de bon grain.
- Il passe un mois à Paris en 1961 et est fasciné par le grand écran de la Cinémathèque de Chaillot – qui n’ouvrit qu’en juin 1963.
- Notons son talent pour les titres : « Des confitures pour un gendarme », « Court traité d’optimistique », « Les petits potamogétons », etc.
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