Comme beaucoup de ses contemporains, Dewey fut d’abord un idéaliste hégélien, voyant partout dans la nature la marque de l’esprit. Sous l’influence de Peirce et surtout de James, il adopta les principes du pragmatisme : le primat de l’action sur la connaissance, l’insistance sur le rôle de l’expérience et de la communauté dans la formation et la validation de nos pensées, la conviction que ce qui est vrai doit aussi pouvoir être utile et vérifiable, l’affirmation que l’enquête et la révision des croyances priment sur les fondements et la quête de la certitude.
À l’instar de James, il entend rejeter tous les dualismes : rationalisme/empirisme, connaissance/action, réalisme/idéalisme, matière/esprit, éternité/devenir, subjectif/objectif, bien qu’il privilégie l’expérience par rapport à la raison, l’action par rapport à la connaissance, l’esprit par rapport à la matière, le devenir par rapport à l’éternel, et refuse de tenir le réel pour indépendant de l’esprit. Dans une page qu’aurait pu signer l’un de nos constructionnistes contemporains (p. 151), il rejette l’idée d’une antériorité de l’objet sur la connaissance, et soutient que l’Amérique est tout autant le produit des images et des significations qu’on en a données qu’elle n’est une découverte des Vikings. La connaissance est selon Dewey « accord raisonnable inclusif », désignant « des objets satisfaisants reliés à une histoire dont ils sont l’expression » et se trouve plus « dans l’ingénierie, la médecine et les arts sociaux que dans les mathématiques ou la physique ».
On ne saurait plus clairement rejeter la conception classique de la vérité comme correspondance (avec les faits) et la conception traditionnelle selon laquelle la connaissance théorique prend le pas sur la connaissance pratique. La philosophie de Dewey est un « expérientialisme », non au sens où elle traite la sensation comme un donné, mais au sens où celle-ci est toujours déjà tissée de croyances, qui sont non pas des enregistrements passifs mais des dispositions à agir. Elle est un naturalisme, non au sens métaphysique où l’esprit s’identifierait à la matière, mais au sens où la nature est un processus au sein duquel les propriétés biologiques puis mentales émergent des propriétés physiques à partir de niveaux d’organisation distincts et de champs d’événements (le lecteur deleuzien sera intéressé d’apprendre que Dewey parle, p. 251, de « plateaux »). Dewey s’appuie sur le darwinisme et sur la psychologie béhavioriste naissante (voir son essai de 1909 sur l’influence de Darwin en philosophie), mais refuse toute forme de réductionnisme. La conscience et la subjectivité ne sont pas des données mais le produit d’une construction, qui est indissociable de la communauté dans laquelle vivent les humains comme animaux sociaux.
On peut aussi parler de naturalisme « culturel » : pour Dewey, la culture est une seconde nature et le prolongement de la nature. Comme Peirce et plus tard Charles Morris, il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de signification sans interprétation mutuelle ou sans communication. Le développement individuel va de pair avec le développement social et le savoir est le produit de l’appartenance à une communauté et d’une action collective. C’est pourquoi Dewey met en avant le rôle de l’éducation, à laquelle il consacrera la partie plus connue de son œuvre, et de l’art en tant qu’union de la nature et de l’expérience. Le dernier chapitre du livre suggère une théorie constructiviste des valeurs comme valeurs sociales.
La philosophie de Dewey, même si elle se réclame de l’idéal grec du bien commun, est littéralement révolutionnaire. Elle est aussi distante du platonisme que de l’empirisme et du cartésianisme. C’est une philosophie de l’absolue immanence, qui, à la différence de celle de Peirce et de James, n’a aucune nostalgie de l’absolu et du divin, une philosophie laïque, qui incarne pleinement les valeurs américaines de la démocratie et de l’enquête libre.
Bien que Expérience et nature soit un livre dense et souvent obscur, l’écriture en est fluide (et servie ici par une excellente traduction). C’est un ouvrage qui opère un véritable déshabillage intellectuel, et qui nous invite, selon le titre d’un des autres livres de Dewey, à une reconstruction radicale en philosophie. Il n’est donc pas étonnant qu’il nous apparaisse comme tellement contemporain, à nous qui avons renoncé aux vérités et aux fins transcendantes, et qui croyons qu’il nous faut inventer nos valeurs et réviser sans cesse nos croyances dans un univers incertain.
Le pragmatisme de Dewey rencontre bien des échos dans la philosophie, l’esthétique et la sociologie contemporaines. Sa conception de l’agir social a, comme le rappelle Jean-Pierre Cometti, des affinités avec les idées de Wittgenstein, elle éclaire celles des grands sociologues pragmatistes comme Veblen et Mead, des anthropologues comme Malinovski et Sapir, et a inspiré l’ethnométhodologie, la philosophie du droit et de nombreux courants d’esthétique, ainsi que – chose moins connue en France – l’épistémologie et la logique de la révision des croyances d’auteurs comme Isaac Levi, l’un de ses successeurs à la Columbia University. Dewey a tout pour devenir un classique contemporain.
La devise du pragmatiste a été codifiée par Quine : « Là où ça ne démange pas, il ne faut pas gratter. » Autrement dit : il n’est pas nécessaire de chercher partout des justifications de nos croyances et il ne faut les réviser que si l’on a de bonnes raisons de le faire. Et pourtant n’y a-t-il pas des choses qui devraient nous démanger chez Dewey ? Sa théorie de la réalité comme expérience et comme devenir, même si elle est dénuée de tout finalisme, de tout élan vital et de tout recours à une intuition mystique, a, comme la pensée de James, des échos bergsoniens, ce qui devrait convenir à nombre d’oreilles françaises, mais pas à celles qui ne cèdent pas à ces sirènes. Certes, Dewey, à la différence de Whitehead, nous propose une philosophie résolument antimétaphysique qui est loin des cathédrales spéculatives des philosophies du « processus ». Mais devons-nous pour autant admettre sa conception de la réalité comme produit de l’agir humain ? Peirce, dont le pragmatisme était fondé sur un réalisme métaphysique sans compromis, avait vigoureusement réagi contre Dewey : « Il y a des pédants momifiés qui ne se sont jamais faits à l’idée que l’acte de connaître un objet réel altère celui-ci. Ce sont des spécimens curieux d’humanité, et je suis l’un d’eux. » Sommes-nous tenus d’admettre la conception deweyenne de la vérité comme « assertion garantie » et comme consensus qui plaît tant à Richard Rorty et aux penseurs post-modernes ? Faut-il vraiment adopter comme modèle le savoir pratique de l’ingénieur et rejeter celui de la connaissance théorique abstraite du mathématicien ? L’éducation et la démocratie supposent-elles réellement qu’on abandonne l’idée de connaissance objective et celle de valeurs transcendantes ? Le pragmatisme de Dewey doit encore faire la preuve que le prix du strip-tease théorique qu’il nous propose n’est pas un retour aux écueils du relativisme, de l’instrumentalisme et du fictionnalisme qui sous-tendent bien des formes contemporaines du pragmatisme « vulgaire » (1).
- Selon l’expression de Susan Haack, Manifesto of a Passionate Moderate, Chicago University Press, 1998.
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