En 1977 avaient été montrés, dans les mêmes lieux, des tableaux de Richter des années récentes. Le Centre Pompidou offrait alors, pour son inauguration, une ample rétrospective Duchamp. L’occasion était donnée et fut saisie de désigner le créateur du Grand Verre, de l’Urinoir…, comme le transformateur de l’histoire de la peinture. Le TRANSformateur Duchamp, écrira Lyotard (1977).
Richter-Duchamp. La biographie du premier et le panorama imposent de considérer l’Allemand face au Normand, son aîné. Gerhard Richter, né à Dresde en 1932, marqué par toutes les vicissitudes de son pays, a visité une exposition Duchamp à Krefeld en 1963. On put dès lors voir dans Le Rouleau du papier-toilette (1965) une réponse à Fountain, l’urinoir de céramique présenté tel quel. Chez Duchamp : la marque de l’opposition à la peinture. L’objet en vrai contre la térébenthine. Chez Richter, la peinture elle-même : les ombres portées, les flous la désignent impérativement.
L’année suivante (1966), Ema, nu sur un escalier (l’épouse de Richter) répond au Nu descendant un escalier de Duchamp qui fit scandale en 1912. Cette fois encore, les conventions et les procédés de la peinture étaient mis à mal. L’esprit de Duchamp est mobilisé par la recherche des Conditions d’un langage. Duchamp dans ses toutes premières œuvres a fait l’essai des manières en cours. Et il va ailleurs. Sauf à surprendre quand on découvrira la porte de vieux bois à Cadaquès, à l’œilleton de laquelle on aperçoit un corps de femme nu dans les broussailles, une lampe à la main (Étant donnés). Pièce unique. Richter a pris un parti inverse, auquel il restera fidèle.
Aussi les rapprochements faits entre les œuvres de Richter et Duchamp ne sont pas toujours convaincants. Ainsi cette « sculpture », « double panneau de verre ». Entre les deux panneaux un « interstice » qui le rend « séduisant » (Richter). Rien de « l’écart » de Duchamp, qui est une « opération ». Tous les verres ne sont pas des grands verres.
La rétrospective de Beaubourg est montée autour d’une salle triangulaire, d’où l’on découvre le panorama, où sont assemblées, en 10 salles, 150 œuvres chronologiquement classées.
L’impression immédiate, à supposer que l’on rencontre Richter pour la première fois, est celle de l’hétérogénéité. Sans doute, mais elle-même met en question la notion de style. Le peintre a souvent précisé sa position : « Je n’obéis à aucune intention, à aucun stratagème, à aucun système, à aucune tendance : je n’ai ni programme, ni style, ni prétention. J’aime l’incertitude, l’infini et l’insécurité permanente. »
Gerhard Richter, au début des années 60, réalise des peintures-photographies. Une réponse à ce qu’il a vu, à ce qu’il va voir. Les natures mortes de Morandi, l’abstraction américaine, Pollock, l’art des musées. L’histoire de l’art. Quand l’Histoire, qui est, dramatiquement, l’histoire de sa famille, l’habite, il la transforme en peinture. En 1964, il peint une escadrille d’avions de chasse, comme des photos de magazine : « Cette image n’avait aucun style, aucune composition, elle ne jugeait pas. »
En même temps il met en scène le basculement occidental vers la consommation. En 1964, il peint-photographie une Ferrari embuée de flou. Ici la peinture juge.
La mise en cause de notre « civilisation » n’est pas figée dans ses stéréotypes. Ainsi, cette opposition oblige au spectacle de notre décrépitude donnée par l’opulent portrait de Betty : une chevelure, le lobe de l’oreille, le cou émergeant d’une robe blanche constellée de grandes fleurs rouges. Son visage nous est dérobé. Son regard ne nous répond pas. À prendre comme on voudra, cette « belle peinture » à laquelle manquerait le fondement de la peinture : son objet.
Les étapes de l’histoire de l’art sont parcourues : paysages, objets, recours à un gris uniformisateur, séries, travail sur le verre, sur le double, un nuancier (répété à l’atelier par des assistants).
Un autoportrait flouté. Le flou efface le regard, donne à ce visage une présence indéchiffrable. Ce qu’est Gerhard Richter, lui-même le donne à voir dans 18 octobre 1977 (1988) : cycle de quinze panneaux représentant la mort des leaders de la Fraction année rouge.
La mort s’insinue partout chez Richter. Ouvertement, cadavre présent, dans Morte (1998) : « la réalité funeste, la réalité humaine. Notre indignation. Impuissance. Échec. Mort. Voilà pourquoi je peins ces tableaux ».
Quoi, sinon la mort dans la composition des nuanciers, assemblage de plaques tombales ? Dans le même temps il compose une série d’œuvres abstraites, intitulées Cage. Richter note ce qui le différencie du compositeur de musique : « Cage a beaucoup plus de discipline. Il a fait du hasard une méthode et s’en est servi de manière construite. Moi, jamais. Tout ici est un peu plus chaotique. »
Au Louvre, on trouvera avec intérêt, avec plaisir, un Gerhard Richter parallèle au travail méthodique et formaté du Panorama de Beaubourg. Des œuvres sur papier. Des feuilles où l’on suit, de 1957 à 2008, la liberté de la main de l’artiste. Médiums divers et sujets divers. Moins de visiteurs ici devant ces travaux moins fameux. Ils n’ont pas, en effet, l’estampille dont la renommée se recommande. L’œuvre sur papier est ouverte à la diversité et à la subjectivité.
Georges Raillard
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