Sans compter les nombreux ouvrages dédiés à cette question, il n’y a pas, en langue anglaise, une introduction à la philosophie qui ne comporte un chapitre sur le libre arbitre. Plutôt axé sur la psychologie, le présent essai ne « convoque », quant à lui, aucun des grands penseurs (Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant…) qu’on pouvait attendre sur le sujet. Il ne constitue pas non plus un simple texte de vulgarisation où seraient brièvement présentées les différentes thèses en conflit ; Sam Harris se livre en réalité à un plaidoyer en faveur du déterminisme, même s’il n’emploie pas souvent ce mot.
On peut d’ailleurs être étonné qu’il ne cite pas une seule fois Spinoza, apôtre comme lui d’un déterminisme radical. Une pierre projetée en l’air, si on lui suppose la conscience, oubliera la main qui l’a lancée, et considérera qu’elle est elle-même la source de son propre mouvement, affirme Spinoza (Wittgenstein a dit la même chose des feuilles que le vent emporte).
Tout vient de là, en effet : du sentiment que nous avons d’être libres, à partir du moment où nous n’avons pas l’impression d’agir sous l’influence d’une contrainte extérieure ou d’une pulsion irrésistible. Selon Harris, notre adhésion spontanée au libre arbitre repose sur deux convictions : celle qu’« on aurait pu se comporter différemment » (nous y reviendrons) ; celle que nous sommes l’origine consciente de la plupart de nos pensées et actions. Tout ce qui est proprement humain dans nos vies semble dépendre de cette conviction que nous sommes capables de choix libres : beaucoup de choses sans elle perdraient de leur sens.
Or, c’est une illusion. Nous n’échappons pas à l’ordre de la nature et au règne de la causalité. Nous sommes tributaires de l’hérédité, de l’environnement, des circonstances, etc. Pour Harris, le libre arbitre ne correspond en fait à aucune de nos expériences. Nous ne sommes pas conscients des événements neurophysiologiques qui produisent notre humeur ou notre comportement. Nos intentions n’ont pas leur source dans la conscience, elles apparaissent en elles. Des études ont montré qu’avant que nous en prenions conscience notre cerveau a déjà déterminé ce que nous allions faire. Nous sommes donc davantage les témoins de nos expériences que leur cause profonde. Pas plus que la douleur qui surgit, dit Harris, je ne crée la pensée qui me fait lui envisager un remède. Pour Spinoza, nous nous croyons libres parce que nous sommes conscients de nos désirs ; mais ignorants des causes qui les déterminent.
Parfois, nous nous sentons en mesure de changer le cours des choses. Et les efforts déployés pour y parvenir n’ont rien de négligeable, mais comment expliquer cette aptitude aujourd’hui et pas il y a un an ? L’apparition de choix, d’efforts et d’intentions est un processus profondément mystérieux.
Harris franchit un degré lorsqu’il affirme que non seulement nous ne sommes pas aussi libres que nous le pensons, mais nous ne nous sentons pas aussi libres que nous le croyons ; nous nous trompons sur notre expérience subjective elle-même. Quand nous prêtons vraiment attention à ce que nous sommes, nous ne trouvons nulle part le libre arbitre : « L’illusion du libre arbitre est elle-même une illusion. » Harris cite Einstein : « Honnêtement, je ne peux comprendre ce que les gens veulent dire quand ils parlent de la liberté de la volonté humaine (…). Je sens que je veux allumer ma pipe et je le fais, mais comment puis-je mettre ceci en relation avec l’idée de liberté ? » En cela, Einstein suivait Schopenhauer : « L’homme peut faire ce qu’il veut mais il ne peut vouloir ce qu’il veut. »
Selon Sam Harris, dire que j’aurais pu agir autrement (certains philosophes anglo-américains parlent du « principe des possibilités alternatives »), c’est prétendre que je vivais simultanément dans deux univers différents. C’est une assertion vide de sens, à peu près aussi absurde que la locution fameuse : « si j’étais lui ». C’est, nous dit l’auteur, prendre l’espoir dans le futur pour une relation honnête du passé.
Harris dénonce la confusion fréquente entre déterminisme (les choses s’écrivent sous nos yeux) et fatalisme (les choses sont écrites d’avance) : si tout est déterminé, pourquoi ne pas rester assis et voir ce qui va arriver ? Mais, souligne-t-il, cette attitude est elle-même un choix, qui produit ses propres conséquences. Ce n’est pas parce qu’ils dépendent de causes antécédentes, qui nous demeurent obscures, que nos choix n’ont pas d’importance.
Un certain nombre de philosophes parviennent à concilier ce qui apparemment est inconciliable, à savoir le déterminisme et le libre arbitre. On les appelle les « compatibilistes », et Harris les prend pour cible. Leur entreprise, selon lui, relève de la théologie : il s’agit de faire en sorte que les lois de la nature ne nous privent pas d’une illusion précieuse. En réalité, le compatibilisme conçoit le libre arbitre en tant qu’il permet de reconnaître la responsabilité morale d’un agent. La difficulté, en effet, est celle-ci : si nous ne sommes libres en aucune façon, comment pouvons-nous être tenus pour responsables de nos actes ? D’où une définition négative de la liberté : une personne est libre si elle n’est pas contrainte ou empêchée.
En matière de responsabilité pénale, le problème est particulièrement sensible. La Cour suprême des États-Unis a pu qualifier le libre arbitre de « fondement de notre système juridique », distinct d’« une vue déterministe de la conduite humaine ». Quand nous considérons le comportement humain, la différence entre l’action préméditée, volontaire ou accidentelle semble cruciale ; il est possible, selon Harris, de préserver ces distinctions sans adhérer au libre arbitre. Ce que nous condamnons le plus est l’intention consciente de causer un dommage. Qu’est-ce qu’être responsable d’un acte, se demande Harris : c’est agir en lien avec ses croyances, ses intentions, ses désirs, de sorte que notre action apparaisse comme une extension de tout cela. Et nous pouvons, selon lui, répondre à la menace que représentent les crimes sans nous mentir sur les origines ultimes de la conduite humaine.
La responsabilité pénale pleine et entière peut ainsi être vue comme une fiction nécessaire (1). De même que « nul n’est censé ignorer la loi » alors que personne, évidemment, ne peut connaître l’ensemble des dispositions législatives et réglementaires qui lui sont applicables, de même, on pourrait ainsi formuler cet autre principe : « nul n’est censé agir autrement qu’en vertu de sa liberté propre », présomption que pourra seulement détruire la preuve de la contrainte extérieure ou de la démence.
Ce qu’on appelle « sagesse » est souvent l’alibi de la résignation ou du conservatisme, mais ne peut se résumer à cela. Sam Harris nous dit ce que lui a apporté l’abandon de l’idée de libre arbitre : davantage de compassion, moins de haine, le sentiment que ses espoirs, ses craintes avaient quelque chose de plus personnel, la prétention moindre de changer les êtres, la reconnaissance du rôle de la chance dans la vie. Selon lui, peu de concepts ont donné lieu à plus de cruauté que la croyance en une âme immortelle, indépendante de toute influence matérielle. Il en est venu à penser que notre désir de punir ne résulte que de notre cécité à l’égard des causes qui expliquent le comportement des humains.
Ainsi, ce livre est à la fois peu de chose par rapport à toute la littérature qui a été dédiée à un sujet inextricable (2), et en même temps l’occasion de changer de regard ; de se libérer peut-être des vains regrets, en conservant, seule et suffisante, la nostalgie de ce qui a été.
- Dans le même ordre d’idée, selon Kant, nous devons postuler pour les besoins de la morale que nous sommes capables de liberté.
- De ce problème qui probablement nous dépasse, Kant a fait sa troisième antinomie de la raison pure.
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