Ryder est une invention. Une biographie. Une réalité inventée, c’est-à-dire tout ce dont on fait la littérature. « Sophie tenait pour fausse l’idée qu’un mensonge mis à nu va automatiquement à l’encontre du but visé. »
Ryder est l’histoire de la tribu Ryder. Sophie, la mère de Wendell, ouvre et ferme le livre. C’est la maîtresse femme, la maîtresse des destinées aussi, celle qui est à l’origine de la genèse d’une famille et de toutes celles qui succéderont. En tant que maîtresse femme, elle intervient (en quémandant l’argent là où il se trouve) pour nourrir le fils Wendell qui ne travaille pas, sa femme Amélie, sa concubine Katie-Sans-Soin, et les huit enfants. Ce qui leur permet de passer d’un premier logis, une cabane en bois, à un ranch plus confortable.
Si Sophie est la génitrice, Wendell son fils bien aimé est le sexe fait homme, il est amoureux de son phallus au point que non seulement il en fait bénéficier de nombreuses femelles, mais qu’il imagine, grâce à cet appendice, être un patriarche biblique, capable d’enfanter une race nouvelle.
À l’homme, les joies de la procréation. À la femme, les douleurs de l’enfantement, « un centre de souffrance atroce sans aucune circonférence ». Ce qui est le moindre des malheurs, le pire étant de mourir en couches : « Les femmes meurent sur une dague à quoi elles servent de fourreau », comme cela arrive fréquemment dans la famille Ryder et hors d’elle, lorsque l’épousée franchit « le rien qui sépare un “C’est quoi ?” d’un “C’est ça” ».
Ryder est l’histoire réinventée par Djuna Barnes de ses origines, sa crypte à secrets, si l’on en croit son biographe, Phillip Herring : « Il n’y a pratiquement aucun fait dans le roman qui ne corresponde à des détails des premiers temps de sa vie » (1). Mais peut-être est-il souhaitable de lire Ryder avec innocence afin d’en goûter la férocité, l’insolence, la subversion pour ce qui est du contenu, l’extravagance, la crudité, la drôlerie pour ce qui est de la manière. Et d’y détecter des qualités qui l’apparentent à une époque plus ancienne, où la littérature européenne était encore très jeune, et où elle n’avait pas de brides : l’élisabéthaine, pour l’Angleterre, avec Shakespeare et, un siècle plus tôt, celle de la pré-Renaissance, pour la France, avec Rabelais.
Le style de Djuna Barnes, l’élégante et sophistiquée mondaine des années trente à Paris, celle qui écrivait, dit-on, dans son lit après s’être copieusement fardée, mélange les genres et les styles sans barguigner. Elle ne se contente pas de ce qui fleurit sur son propre climat, elle herborise aussi à l’étranger où elle voyage et observe, comme la grand-mère Sophie qui « portait des soies anglaises, des culottes françaises, des corsets allemands et des bottines suédoises ; telle un coucou juché sur un nid d’œufs qui ne lui appartient pas ».
Elle paraît s’indigner, dans le chapitre intitulé « Viol et gémissements », que les filles à l’école n’aient pas appris à dire non sur le ton qui convient : « Il y a un “non” où le “oui” perce clairement, et un “non” qui n’a pour trame que “non” ; et nous sommes fort chagrines que nos filles n’aient pas appris à le reconnaître. » Peut-il en être autrement avec une grand-mère qui raconte en riant de quelle manière, partie pour suivre une leçon particulière, elle est revenue maman. Comment ça ? « Quand l’envie m’a pris, répond la grand-mère, de trouver un verbe pronominal — je me couche, il se couche, ils se couchent ». Et la grand-mère rit en pensant à la façon dont son petit dernier a été conçu. C’est ce qu’elle raconte à sa fille Amélie. À son fils Wendell, elle dit avoir été traversée par Beethoven, à qui ressemblait le géniteur, qui était ressorti « de l’autre côté sans avoir décroisé les mains… mais neuf mois plus tard, je t’avais, et cela n’est pas un mythe ». C’est à Djuna, qui fait partie de la tribu sous le nom de Julie, que revient de soin de dénouer les fils des entrecroisements, des destinées et des légendes.
À cet effet, elle écrit les cinquante chapitres de Ryder (qui sont autant de nouvelles, seulement reliées par la chronologie et la généalogie familiale) à trente-six ans, et Le Bois de la nuit, dont T. S. Eliot a permis la publication, à trente-huit. L’œuvre entière existe avant ses quarante-deux ans, alors qu’elle ne meurt qu’en 1982, à quatre-vingt-dix ans, dans son petit logement de Greenwich Village.
Tout n’a pas été traduit en français et ce qui l’a été est épuisé. D’où la réédition de Ryder (et du Bois de la nuit par le Seuil), qui sera suivie, chez Ypsilon, d’autres rééditions de textes inédits en français (2). Voilà qui réjouira les adeptes d’une prose réellement écrite, luxurieuse et luxuriante, bien loin de celle d’un journaliste ou d’un fonctionnaire compétent, ainsi que la saluait T. S. Eliot.
Djuna. Un prénom qui peut se lire, sans beaucoup forcer la note (ou la lettre), D(on) Juan. Scandaleuse en son temps mais parant des plumes et des fleurs de la préciosité son non-conformisme et son indiscipline, comme nos précieuses de jadis (qui n’en étaient pas pour autant ridicules).
- Cité par Étienne Dobenesque à la fin du volume.
- On se souvient peut-être aussi des inoubliables nouvelles de La Passion, éditées par Bernard Noël dans sa collection « Textes » chez Flammarion.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)