La Telegraph Avenue a pris son nom actuel en 1859, pendant la construction de la ligne télégraphique d’Oakland. C’était l’époque du grand essor de ce mode de transmission électrique, alors il fallait rebaptiser les rues qui longeaient la ligne – Peralta Road et Harwood’s Road – pour mettre la ville au goût du jour. Plus tard, d’autres routes perdraient aussi leur identité originaire pour se fondre dans celle d’un prestigieux itinéraire long de sept kilomètres, qui irait du centre historique d’Oakland jusqu’au campus de l’université de Californie à Berkeley, la voisine du Nord.
Aujourd’hui, lorsqu’on évoque cette avenue, on pense aux émeutes de People’s Park qui ont eu lieu à Berkeley en 1969, dans un quartier hippie et estudiantin. Mais la Telegraph Avenue de Michael Chabon se rapporte à une autre portion de la rue, moins chic et moins privilégiée, qui correspond à l’arrondissement de Temescal à Oakland, au centre duquel Chabon situe un magasin de vinyles qui s’appelle « Brokeland », jeu de mots qui signifie « ville fauchée ».
Si, en 1859, ce fut l’arrivée du télégraphe qui coupa la ville en deux, au XXe siècle c’est la construction de l’autoroute, à quelques mètres à l’ouest de la Telegraph Avenue, qui a déchiré le tissu social et économique du quartier. Ce phénomène s’est répandu dans de nombreuses villes américaines dans les années cinquante et soixante, l’un des exemples les plus notoires étant celui du Bronx. Quant au quartier entourant Brokeland Records, son économie ne s’en est jamais remise.
D’où l’ambiance si particulière du magasin de vinyles tenu par Archy Stallings et Nat Jaffe, personnages principaux du roman. C’est le lieu de rencontre des habitants du quartier, dont S. S. Mirchandani, propriétaire indien des hôtels et des stations-service qui emploient des immigrants illégaux du Punjab ; Chan Flowers, croque-mort, conseiller municipal et meurtrier ; Mr. Nostalgia, vendeur d’objets de collection ; Garnet Singletary, vendeur de grillz, de bagouzes en or, et propriétaire du pâté de maisons dans lequel se trouve Brokeland Records ; Mike Oberstein, alias Moby, avocat travaillant pour une fondation qui intente d’énormes procès à des institutions publiques ; et Cochise Jones, musicien et maître de Fifty-Eight, perroquet africain perché à tout instant sur son épaule.
Ces personnages vivent en marge de la société, par leur statut d’artiste, par leur volonté de s’opposer à l’État, de siphonner des fonds publics, ou d’enfreindre la loi, ou encore par leur attachement à des artéfacts – dont les vinyles et les cartes de baseball – qui sont les reliques d’une époque révolue où il existait encore de véritables héros et de vrais créateurs. Un monde englouti, comme l’Oakland d’avant l’autoroute, où la technologie était au service de la musique, et pas l’inverse.
Et où la différence entre les sexes était respectée. De fait, les épouses des propriétaires de Brokeland Records, Gwen Shanks et Aviva Roth-Jaffe, mènent une action parallèle à celle de leurs maris, mais dans un domaine « féminin » : ces deux sages-femmes ont fondé Berkeley Birth Partners, organisation qui permet aux femmes enceintes d’accoucher chez elles, dans des conditions traditionnelles plutôt que dans l’environnement froid et moderne de l’hôpital.
En reliant ces histoires, Michael Chabon crée un univers charmant et décalé. C’est un monde à part, délimité par des frontières géographiques précises, à l’intérieur desquelles la population s’exprime dans un idiome qu’elle seule comprend. En cela, Telegraph Avenue fait penser au Club des policiers yiddish, polar qui mettait en scène une uchronie. Dans ce livre, sorti en France il y a cinq ans, Chabon avait imaginé la défaite de l’État d’Israël en 1948 et l’établissement d’un territoire yiddishophone – le district de Sitka – dans une partie de l’Alaska, régime provisoire censé durer pendant soixante ans, avant sa restitution aux États-Unis.
La situation de la Telegraph Avenue ressemble effectivement à celle du district de Sitka. À commencer par son économie de subsistance, sa non-intégration au système capitaliste de grande distribution qui prévaut dans tout le reste des États-Unis. Encore une fois, il s’agit d’un mode de vie qui est menacé. Mais on envisage l’ouverture dans la Telegraph Avenue d’une galerie marchande composée d’un cinéma multiplexe grand écran, une aire de restauration, une galerie de jeux et un centre commercial de vingt et une boutiques réunies autour d’un magasin multimédia de trois étages. C’est le projet de Gibson Goode, P-DG de Dogpile Recordings et de Dogpile Films, et cinquième plus riche homme noir d’Amérique. Ce serait la fin de Brokeland Records qui, de toute façon, bat de l’aile : Archy et Nate doivent des mois de loyer à Singletary, leur stock diminue et leurs problèmes de trésorerie les empêchent de racheter les meilleurs lots.
Côté féminin, les épouses affrontent des problèmes similaires, liés à leurs méthodes démodées. Suite à un accouchement qui a mal tourné, l’hôpital local essaie d’abolir le privilège qu’elles ont d’y travailler.
Telegraph Avenue est-il un roman tragique ou comique ? Certains critiques y voient des échos de Quentin Tarantino. Si, à la différence du cinéaste, Michael Chabon a une vision profonde de l’Histoire, c’est vrai qu’il parsème son texte de références et de dialogues qui rappellent Reservoir Dogs ou Pulp Fiction. L’une des scènes les plus loufoques se passe lors d’un flashback – procédé typique de Tarantino – qui nous ramène à un samedi d’août 1973. Deux hommes sont assis dans une Toronado vert crocodile stationnant devant le Bit O’Honey Lounge. Luther Stallings, le père d’Archy, est à la place du conducteur. À côté de lui s’assoit Chan Flowers, futur croque-mort, muni d’un fusil contenu dans un sac poubelle et d’un masque de Batman. Avant de quitter la voiture pour aller achever sa cible à l’intérieur du club, Chan pose une question à son voisin : « Définis-moi une “toronado”, dit le type à la place du mort. » Luther ne sait pas quoi dire, mais son interlocuteur revient à la charge plusieurs fois. « – Toro-nah-do – Chan gratta le “r” comme une corde de la guitare de Ricky Ricardo. Tu en conduis une, tu en parles sans arrêt, tu en es fou. Et tu ne sais même pas ce que ça veut dire. »
En effet, que signifie-t-il, ce terme ? C’est un peu comme du yiddish à Sitka : il appartient au langage impénétrable de Michael Chabon, celui de la bohème.
Steven Sampson
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