Séléné, Arès, Hermès, Zeus, Aphrodite, ou, dans leur version latine, Luna, Mars, Mercure, Jupiter, Vénus, noms de dieux, cinq jours sur sept – lundi, mardi, mercredi, jeudi, vendredi –, à portée de main. Mais comme effacés. Effacée aussi la signification des images figurées sur les vases, les panneaux, les toiles, les fresques, tout ce dont est composé le Musée, et que nous ne sommes plus capables de lire.
Dans le livre, face aux reproductions de peintures dues à des artistes de divers siècles, et surtout de la Renaissance, des études font l’historique d’un mythe et analysent sa mise en scène. Les scènes sont des scènes d’hiérogamies. Deux éléments, deux personnages, deux rencontres, deux sexes, pas toujours différents l’un de l’autre : Apollon et Hyacinthe, l’amant et l’aimé, qui, tué par mégarde, fait naître de son sang la fleur qui porte son nom. Le thème de la métamorphose végétale est aussi lié au premier amour d’Apollon, Daphné. Une sculpture du Bernin, une peinture de Tiepolo, une, très datée, de Théodore Chassériau, une autre de Gustave Moreau où le lien de Daphné au laurier, marqué par son nom même, s’efface derrière un Apollon musicien enlaçant le corps nu d’une jeune femme sans poitrine. Un mythe ouvert. Bonnefoy ne l’explore pas. Les mythes grecs, il les situe par rapport au Moi de la réalité vécue, et au Je créateur.
Jupiter est le dieu des cent aventures, des cent apparences. Foudre, orage, volatile – le cygne omniprésent. Avec Léda, sur Léda. La seule image « pornographique » de la vie sexuelle de Jupiter est ici. Celle qui est donnée à partir d’une composition d’Augustin Carrache. La gravure offre le spectacle de Jupiter et Junon dans l’acte sexuel. Danaé peut être peinte endormie, prête à recevoir Jupiter, et lui-même, comme chez Tiepolo, devenu pluie d’or, cependant que notre regard est porté à l’admiration du corps de Danaé peint par Rembrandt.
À la fin de son texte, Yves Bonnefoy écrit : « C’est chez Poussin que débute la réflexion qui serait notre véritable modernité, celle qui allierait l’étude de la face cachée de la parole à l’approfondissement du projet de la poésie, achevant alors de dire leur sens ces dieux qui “reviennent toujours”, comme l’a bien vu Gérard de Nerval. »
Poussin est présent à l’entrée du texte. Il est le peintre d’Apollon et de Daphné. Comme Titien, il peint des dieux. Il n’y croit pas. D’où vient la préoccupation pour les amours des dieux et des déesses depuis les premiers temps de la Grèce ? Une réponse : « Ces fables auraient pu, et elles auraient peut-être dû, continuer les vœux du désir et les intuitions de l’espérance. Poussin l’incroyant, le revendiquant, le réfléchissant, le poète, devrait bien être resté parmi nous. »
Les analyses d’Yves Bonnefoy, précises, inventives, mettent au jour des significations de ces dieux. Des fables violentes, immorales ? Les Grecs le savaient, mais pouvaient aussi estimer que, tout limités qu’ils sont, les hommes sont « autres et plus que ces dieux ».
Les dieux sont moins que les hommes parce qu’ils sont privés des leçons du temps. L’art grec dans sa nouveauté est un rapport à l’extérieur : « Il n’y a art, c’est-à-dire artiste, rapport à soi de l’esprit se risquant dans une matière, que si une intrusion de ce dehors perçu comme étrangeté, présence encore à comprendre, est associée à un vœu de lui donner sens dans une existence de personne, celle-ci impliquant parfois tout un groupe d’autres, toute une société réfléchissant grâce à elle à son passé, à son avenir. »
La Grèce a ainsi inventé la forme : « Dans les choses, dans les corps vivants, dans les paysages de la terre et du ciel, la forme paraît être l’indice d’un niveau de réalité qui, ontologiquement, serait plus qu’eux, vaudrait davantage. » Le poète Rimbaud est relu par le poète Bonnefoy : « Le travail sur la forme, c’est pour mieux voir, mais c’est aussi pour mieux vivre. »
Minutieusement, creusant et déployant son langage, Yves Bonnefoy met en évidence les richesses de « l’exaltation de la forme » et, à l’inverse, le passage des corps parfaits, heureux, aux crucifix, aux pietà : « La question qui se pose est l’union du ciel et de la terre. N’a-t-elle pas à chercher plus sérieusement, plus humainement, quelles valeurs, quelles expériences, peut-être quelles intuitions de poètes ou d’artistes, me permettraient enfin l’heureuse célébration ? »
Dans Poussin, ici ou là, un pan de ciel bleu. À la Renaissance, le lever du soleil s’accompagne de celui des nombres, ouvrant de nouvelles perspectives. À l’Olympe a succédé le Parnasse. Mantegna a montré que tous les corps, tous les aspects de la vie, relèvent d’une harmonie. Musicale. Bonnefoy met très haut la Bacchanale des Andriens. C’est sur ce « chef-d’œuvre de Titien » que l’écrivain fonde son analyse de l’image : « un moment-clef de l’histoire de l’Occident ». Les images sont antérieures à cette image, qui « n’est pas seulement la mise en scène implicite d’un désir, elle permet, au moins figuralement, c’est-à-dire avec ses moyens propres d’image, de prendre du recul par rapport à ce désir, de le critiquer. En restant dans la rêverie dont on ne peut s’évader, et même suscite à former et à formuler des hypothèses de vie. L’image est chercheuse, si même elle est la soif qui s’étanche ».
Tout le texte d’Yves Bonnefoy peut apparaître à son tour comme une image chercheuse.
Georges Raillard
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